Depuis des décennies, la Chine tente de conquérir le cœur et les esprits de Taiwan, par tous les moyens. La menace n'est pas nouvelle, mais il y a aujourd'hui «urgence», selon la présidente Tsai Ing-wen. Le 11 janvier, elle met son mandat en jeu, tout comme sa majorité à l'Assemblée. Elle veut donc faire adopter mardi au pas de charge une loi contre les ingérences étrangères, tant qu'elle en a le pouvoir. Ce texte doit poser les fondations pour protéger la souveraineté nationale face à la puissante Chine voisine qui revendique toujours l'île comme une partie intégrante de son territoire. L'opposition crie au retour de la «terreur blanche», ces quarante années sombres de la loi martiale, levée en 1987.
«C'est un cadre, la première pierre d'un processus» pour défendre la démocratie, résume le député Freddy Lim. Ce projet d'«Anti-Infiltration Act» cible «les forces étrangères hostiles», ces «pays ou groupes en guerre ou prêts à faire usage de la force pour mettre en danger la nation». La République populaire de Chine n'est pas nommée, mais c'est bien elle qui est dans le viseur, elle qui assure qu'elle «ne renoncera pas à recourir à la force pour combattre les forces indépendantistes à Taiwan». Le projet de loi prévoit également d'interdire aux organisations ou individus sponsorisés par ces puissances étrangères toute contribution politique, action de lobbying ou propagation de fausses nouvelles destinées à perturber les élections. Ce dernier point est en particulier un vrai fléau pour Taiwan.
«Une première étape»
La campagne en cours a illustré une fois de plus l'impuissance des autorités à juguler le «sharp power» chinois (expression qui désigne une propagande plus subversive et corrosive que celle du soft power) et le bombardement d'infox. Doute sur l'authenticité de la thèse universitaire obtenue par la présidente Tsai, manifestants hongkongais rémunérés par la CIA, le flot de fausses informations grossit chaque jour, à grand renfort de médias partisans ou détenus par des capitaux rouges, de milliers de faux comptes sur les réseaux sociaux souvent basés à l'étranger et de «bots» informatiques. Taïwan est le territoire le plus visé dans le monde par les campagnes de désinformation chinoises, selon un rapport de l'université de Göteborg en Suède. Et dans le pays où le taux de pénétration de Facebook est l'un des plus élevé au monde (97%), le réseau social est devenu l'un des lieux de bataille les plus farouches. La plateforme américaine a confirmé mi-décembre avoir fermé 118 pages, 99 groupes et 51 comptes dupliqués. Selon un sondage publié en novembre par le journal Apple Daily, 23,6% des personnes interrogées attribuent la désinformation au parti de Tsai, 12,8% au Parti nationaliste du Kuomintang (KMT) et seulement 17,8% à Pékin.
A ces attaques s'ajoutent d'autres formes d'infiltration rampante. Une enquête est par exemple en cours à la suite d'allégations d'un prétendu espion chinois réfugié en Australie. Wang Liqiang affirme avoir été impliqué dans le versement, lors des municipales taïwanaises de 2018, de 2,8 millions de dollars (2,5 millions d'euros) au candidat Han Kuo-yu – adoubé par Pékin, et aujourd'hui en compétition pour la présidence. Par ailleurs, «certaines organisations religieuses se retrouvent d'un coup avec des ressources et construisent des temples luxueux, reçoivent des statues de bouddhas et utilisent aussi l'argent pour faire la promotion d'hommes politiques en accrochant des bannières du KMT», principal parti d'opposition, accuse Freddy Lim dans son bureau où trône un portrait géant du Dalaï-Lama version Andy Warhol. «Nous n'avons pas pour l'instant de loi pour essayer d'enquêter, mais des organisations culturelles, religieuses ou des comités locaux ont reçu ces dernières années d'importantes ressources financières et soutiennent certains hommes politiques. Y a-t-il des liens entre eux et le gouvernement chinois ? D'après certains cas en Australie, la réponse est oui», assure le député en lice pour un second mandat. Selon lui, «il ne s'agit pas d'espionnage à l'ancienne. Comment se doter d'un nouveau mécanisme administratif ou législatif pour faire cesser l'infiltration des régimes autoritaires comme les gouvernements chinois ou russe ? Une loi ne suffira pas, mais c'est une première étape.» De nombreux amendements suivront, relatifs à une possible obligation de communiquer sur l'origine des fonds ou l'instauration de quotas.
«Déstabiliser la société taïwanaise»
L'opposition fustige un texte qui les fait passer pour des agents du parti communiste chinois. La majorité rétorque qu'elle suit l'exemple d'autres pays, dont l'Australie. Canberra a en effet adopté en juin 2019 une loi pour introduire de nouveaux délits pour réprimer les agissements ou menaces délibérées de la part d'acteurs étrangers déterminés à influencer les affaires politiques intérieures ou de leur nuire. «Taiwan n'est pas au-dessus du lot mais essaie comme d'autres de contrecarrer la puissance invasive de la Chine», a souligné le rédacteur en chef du Taiwan Sentinel, J. Michael Cole, lors d'une conférence sur la désinformation organisée le 27 décembre à Taipei par Reporter sans frontières. «Le Parti communiste chinois essaie de déstabiliser la société taïwanaise, c'est un fait […] et protéger la démocratie, c'est ce que cette administration est en train de proposer.» Selon M. Cole, «évoquer la "terreur blanche" ou un texte qui transformerait Taiwan en Corée du Nord, comme le fait l'opposition, est une illustration type de la désinformation omniprésente» dans le pays.