«Le jeu a changé», déclarait Mark Esper, secrétaire américain à la Défense dans l'après-midi de jeudi. Ses propos concernaient la possibilité de frappes préventives si l'Iran se risquait à préparer des attaques contre des intérêts américains au Moyen-Orient.
Rien, pourtant, aux États Unis, malgré le spectacle humiliant de l'invasion de l'ambassade américaine à Bagdad par des manifestants liés aux milices pro-iraniennes, ne laissait imaginer une telle escalade du conflit entre les Etats-Unis et l'Iran: l'assassinat, ordonné par Donald Trump en personne, du général iranien Qassem Soleimani, chef des corps d'élite des Gardiens de la révolution, stratège révéré par l'opinion iranienne et numéro deux officieux du pouvoir de Téhéran, annonce une nouvelle phase anxiogène de la politique étrangère et militaire américaine, un bond dans l'inconnu autant que l'assurance de représailles de Téhéran.
«Bâton de dynamite»
Dans les minutes qui ont suivi le communiqué du Pentagone sur l'attaque du convoi du général par un drone américain peu après sa sortie de l'aéroport de Bagdad, Joe Biden, l'un des principaux rivaux démocrates de Donald Trump pour la présidentielle de novembre, et ancien vice-président très impliqué auprès de Barack Obama dans l'accord sur le nucléaire iranien, a résumé le consensus démocrate sur «l'aventurisme» du président en place, déclarant que Donald Trump venait de lancer un «bâton de dynamite dans une poudrière».
Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants et timonière de la procédure de destitution du Président pour son affaire ukrainienne, a immédiatement fustigé l'opération, assurant que le «rôle des dirigeants est de protéger la vie de leurs citoyens et les intérêts de leur pays, et non de mettre en danger les militaires américains, les diplomates et autres ressortissants par des actions provocatrices et disproportionnées».
Le ton, diamétralement opposé, du camp adverse en dit long sur le clivage politique actuel et l'ascendant de Donald Trump sur les élus républicains du Congrès. Loin de mentionner la possible violation de la Constitution que constitue, aux yeux de nombreux démocrates, cet acte aux allures de déclaration de guerre sans autorisation du Congrès, le sénateur Lindsey Graham, allié péremptoire de la Maison Blanche, a loué l'assassinat sur un ton jubilatoire : «Waouh. Le prix à payer pour tuer ou blesser des Américains vient d'augmenter spectaculairement», a-t-il tweeté, avant de suggérer de nouvelles cibles, «les raffineries de pétrole, si les agressions iraniennes continuent contre les États Unis et leurs alliés».
Wow - the price of killing and injuring Americans has just gone up drastically. Major blow to Iranian regime that has American blood on its hands. Soleimani was one of the most ruthless and vicious members of the Ayatollah's regime. He had American blood on his hands.
— Lindsey Graham (@LindseyGrahamSC) January 3, 2020
Pour sa part, Jim Rich, sénateur républicain de l'Idaho et président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, a assuré que la mort du général Qassem Soleimani constituait une opportunité pour l'Irak de déterminer son avenir en dehors du contrôle de l'Iran, avant d'ajouter : «Téhéran ne devrait pas interpréter notre retenue raisonnable face aux récentes attaques comme une preuve de faiblesse.»
«Cible d’opportunité»
Si les derniers évènements anti-Américains au Moyen-Orient ont justifié une bordée de missile contre un des plus hauts dignitaires de la puissance d'État iranienne, la «retenue raisonnable» n'a certes plus cours. L'attaque fait suite à plusieurs semaines de tensions croissantes avec l'Iran. Mais son caractère proportionnel est peu évident. Le 29 décembre, deux jours après la mort d'un civil contractuel américain dans une base de l'armée irakienne à Kirkouk, lors d'une attaque de la milice Kataeb Hezbollah soutenue par l'Iran, les Etats-Unis ont répliqué par des bombardements, tuant 25 de ces militants et en blessant des dizaines d'autres.
Le 31 décembre, des centaines de miliciens chiites et de civils ont, en représailles, franchi l’une des enceintes de l’ambassade américaine à Bagdad, incendié un poste de contrôle et campé pendant 24 heures sur place avant de quitter les lieux. L’évènement, retransmis constamment par les chaînes américaines, a été abondamment comparé à l’attaque du consulat américain à Bengazi, en Libye, qui, à la suite de la mort de l’ambassadeur Christopher Stevens, avait provoqué les tourments politiques de la Secrétaire d’État de l’époque, Hillary Clinton.
Donald Trump avait-il l'intention de se démarquer de ses prédécesseurs par une action d'éclat ? Au point de prendre le risque de justifier un conflit ouvert et direct avec l'Iran ? Le communiqué du Pentagone assure que Soleimani, vu comme le chef d'orchestre omniprésent des actions iraniennes dans la région, «envisageait des attaques contre des diplomates et des militaires dans toute la région». Une source gouvernementale de haut niveau a aussi révélé à la presse que «Soleimani représentait une cible d'opportunité» dont l'exécution avait été autorisée par le Président en personne.
Trump, qui passe les fêtes de fin d'année dans sa résidence de Mar-a-Lago, en Floride, avait brièvement parlé, le 31 décembre, aux journalistes suivant la Maison Blanche, peu après l'invasion de l'ambassade de Bagdad, assurant qu'il ne «voulait pas la guerre». «Ce ne serait pas une bonne idée pour l'Iran. Ça ne durerait pas longtemps. Est-ce que je la veux ? Non. Je veux la paix, j'aime la paix», avait-il déclaré. A Téhéran, le président Hassan Rouhani a déjà répondu, au milieu du deuil populaire pour le héros Soleimani : «Sans aucun doute, l'Iran et les pays en quête de liberté de la région prendront leur revanche.»