Commandant de brigade en Irak en 2003-2004, bras droit du général Petraeus dans le pays en 2007-2008, le colonel Peter Mansoor, aujourd’hui professeur d’histoire militaire à la Ohio State University, revient sur l’opération contre Qassem Soleimani.
Quelle a été votre réaction à l’annonce de cet assassinat ciblé ?
En tant qu’ancien haut gradé ayant vu des centaines de soldats américains tués par les milices qui étaient sous la direction de Qassem Soleimani, j’ai le sentiment que justice a été faite. En tant que dirigeant de la force Al-Quds, il a armé, entraîné et dirigé les actions de plusieurs milices chiites qui combattaient les forces américaines au cours de la guerre en Irak. Il les a notamment armés d’engins explosifs improvisés extrêmement puissants et meurtriers, capables de perforer des tanks M1. Il était très difficile pour nous d’y faire face. Soleimani a rendu la vie misérable à nos troupes. Malheureusement pour nous, c’était un excellent stratège, très compétent dans ce qu’il faisait. C’était un adversaire redoutable.
A l’époque, y a-t-il eu des tentatives de l’éliminer ?
Non, à ma connaissance, aucune. Cela aurait été une escalade majeure de notre part. Par ailleurs, pendant la période du surge [les renforts déployés en Irak en 2007 et 2008, ndlr], nous avons tenté de trouver un accord avec l'Iran. Le général Petraeus, qui commandait les forces en Irak, et notre ambassadeur Ryan Crocker étaient en négociations avec la délégation iranienne en Irak, pour tenter de trouver un terrain d'entente et faire avancer l'Irak vers la paix. Pendant l'une de ces négociations, l'un de nos interlocuteurs a tendu au général Petraeus un téléphone portable, sur lequel il y avait un message écrit qui disait : «Général, je suis Qassem Soleimani, de la force Al-Quds des Gardiens de la révolution. Si vous voulez parler du futur de l'Irak, parlez avec moi car l'Irak est de mon ressort.» Nous avons compris que l'ambassadeur iranien à Bagdad n'avait pas de pouvoir, et que Soleimani était aux commandes. Mais aucun dialogue n'a été ouvert avec lui.
Pensez-vous que son assassinat par les Etats-Unis soit stratégique ?
Au cours des derniers mois, l’Iran n’a eu de cesse de repousser les limites, en arraisonnant des navires dans le golfe Persique, en abattant un drone américain et en attaquant des installations pétrolières saoudiennes. Il y a quelques jours, ils ont fait le pas de trop en poussant les milices chiites à attaquer notre ambassade à Bagdad, qui est un territoire souverain des Etats-Unis. Et il est clair qu’ils n’allaient pas s’arrêter là. Il devait y avoir une réponse ferme.
Mais l’élimination de Soleimani, un haut responsable du régime iranien, n’est-elle pas disproportionnée ?
Non. Qassem Soleimani était clairement chargé de diriger ces milices, c’est pour cela qu’il était présent en Irak. Ces milices ont tiré des roquettes contre des bases militaires, tuant un civil contractuel américain, elles ont attaqué notre ambassade. Et elles ne font rien sans la permission de Soleimani. Cela étant, son assassinat marque clairement une étape majeure, car nous avons fait couler du sang iranien au plus haut niveau de l’Etat. Il y aura des représailles et il faut espérer que l’administration Trump s’y est préparée.
Quelle pourrait être la riposte de Téhéran ?
L'option la plus plausible est que l'Iran demande à ses relais [proxies] en Irak d'attaquer des cibles américaines, militaires ou civiles, et que les actions soient circonscrites à l'Irak et menées par ces milices alliées. Si l'Iran venait à mener des actions avec ses propres forces armées, en attaquant par exemple des navires dans le Golfe persique ou des cibles américaines, cela entraînerait forcément une réponse forte de l'administration Trump, et cela pourrait déboucher sur une guerre ouverte. Je ne suis pas sûr que l'Iran veuille une guerre ouverte avec les Etats-Unis. Il va clairement chercher à utiliser cet épisode à son avantage, peut-être en obtenant de la classe politique irakienne qu'elle ordonne le départ des troupes américaines d'Irak.
Quel est le risque que le Parlement irakien exige ce départ ?
C’est certainement possible. Je mettrais simplement en garde le gouvernement irakien de ne pas finir du mauvais côté. L’Iran est isolé, c’est une puissance régionale forte mais pas toute puissante. Et l’Irak n’a sans doute ni envie ni intérêt à se retrouver isolée aux côtés de l’Iran. Cela étant, si le Parlement irakien vote pour forcer nos soldats à partir, ils partiront rapidement. Les conséquences de ce retrait pourraient être désastreuses, notamment sur la résurgence de l’Etat islamique. Les Irakiens seraient les premiers à en payer le prix.
Dans quel état d’esprit peuvent se trouver les troupes américaines dans la région, en particulier en Irak ?
Le niveau d’alerte et d’inquiétude est forcément monté en flèche. Les commandants des bases ont dû mettre en place des mesures de protection maximale. Il faut être aux aguets pour éviter une infiltration terroriste ou que des miliciens entourent le périmètre pour lancer des roquettes. Tout soldat est désormais clairement une cible, et je suis sûr que toutes les mesures possibles pour les protéger ont été prises.
Pensez-vous que Donald Trump soit bien entouré et suffisamment armé pour gérer les conséquences de cette escalade ?
Je n'en sais rien car je ne connais pas ses conseillers actuels, je ne les ai pas côtoyés lors de ma carrière militaire. J'étais très confiant lorsque le général Mattis [ex-secrétaire à la Défense] et le général McMaster [ancien conseiller à la sécurité nationale] étaient à la Maison Blanche. Ce qui est sûr, c'est que son équipe de sécurité, relativement nouvelle, va être mise à l'épreuve. L'armée américaine est la plus puissante du monde, ses capacités opérationnelles sont sans égales, mais la stratégie compte davantage que la puissance de feu. Nous allons découvrir à quel point la main qui dirige notre armée est empreinte de sagesse.