L'«ennemi le plus dangereux d'Israël» est mort, et il est interdit de s'en réjouir. Silence dans les rangs, pas de commentaire public : c'est l'ordre explicite qu'ont reçu les ministres de Benyamin Nétanyahou peu après l'annonce de l'assassinat de Qassem Soleimani à Bagdad.
Le général iranien avait pourtant été érigé au rang de croque-mitaine officiel par Nétanyahou, éclipsant la figure honnie de Hassan Nasrallah dans ses discours des dernières années. «L'impensable est arrivé, Soleimani a été tué», débute ainsi la nécrologie du Jerusalem Post. Mais l'Etat hébreu, principal allié des Etats-Unis dans la région, se sait en première ligne en cas de riposte des supplétifs de Téhéran, à portée des missiles du Hezbollah libanais au nord et des roquettes du Jihad islamique à Gaza.
Dans un communiqué, le Hezbollah a fait savoir qu'il était de la «responsabilité» de l'«axe de résistance» de venger Soleimani «partout dans le monde». Bassem Naïm, haut dirigeant du Hamas en charge des relations extérieures du mouvement islamiste, a estimé que la frappe américaine «ouvrait la porte à toutes les possibilités, sauf celles du calme et de la stabilité». D'où l'intérêt pour les Israéliens de ne pas ajouter de l'huile sur ce brasier qui couve.
Sécurité renforcée
Le Premier ministre israélien avait prévu de passer le week-end en Grèce, après la signature d'un important accord gazier. Mais il a décidé vendredi matin de couper court à cette parenthèse hellénique en rentrant fissa en Israël. Sur le tarmac d'Athènes, Nétanyahou s'est fendu d'un court commentaire : «Tout comme Israël a le droit de se défendre, les Etats-Unis ont le même droit. Le président Trump a eu le mérite d'agir rapidement, avec force et détermination.»
Dans le même temps, le cabinet de sécurité israélien s'est réuni à Tel-Aviv sous l'égide du ministre de la Défense, le faucon Naftali Bennett. Lequel prophétisait il y a quelques semaines que la Syrie, théâtre d'une guerre larvée depuis plus de deux ans entre Israël et les forces Al-Qods de Soleimani, était en train de devenir «le Vietnam de l'Iran». En prévention d'une éventuelle escalade, les pentes skiables du mont Hermon dans le Golan, à la frontière de la Liban et de la Syrie, ont été fermées au public. La sécurité dans les ambassades israéliennes a été renforcée.
Que change la disparition de Soleimani pour Israël, qui se targuait en juillet d'être alors «le seul pays au monde à tuer des Iraniens», pour reprendre les mots de Tzachi Hanegbi, ministre très proche de Nétanyahou ? «D'un point de vue opérationnel, c'est un coup très dur porté à Téhéran, estime le général retraité Yaakov Amidror, ex-conseiller à la sécurité nationale. Soleimani avait une expertise, une influence et une résilience hors norme. Il sera très difficile pour les Iraniens de retrouver quelqu'un de son calibre. Cela fait partie des cas où une élimination peut avoir un réel impact au-delà du symbole, comme ce fut le cas avec l'élimination d'Imad Moughniyeh», le «chef d'état-major» du Hezbollah, assassiné par Israël à Damas en 2008.
A l'heure actuelle, impossible de dire dans quelle mesure Israël a pu être associé ou averti du raid américain sur l'aéroport de la capitale irakienne. Deux jours plus tôt, Nétanyahou et le secrétaire d'Etat américain, Mike Pompeo, avaient échangé au téléphone au sujet «des actions importantes des Américains contre l'Iran et ses supplétifs dans la région», selon le communiqué envoyé de la rue de Balfour à Jérusalem. Mi-octobre, le chef du Mossad, Yossi Cohen, assurait dans un entretien au magazine religieux Mishpacha que l'assassinat de Soleimani n'était «pas impossible». Même si, à cet instant, «malgré ses fanfaronnades, il n'a pas encore commis l'erreur qui le placerait dans la prestigieuse liste des cibles du Mossad», précisait le chef de l'agence de renseignement israélienne.
«Personne ne sait quelle ligne triomphera»
En 2008, pourtant, le Mossad était à quelques secondes de tuer Soleimani, comme le raconte le journaliste d'investigation Ronen Bergman dans son ouvrage référence, Rise and Kill First (2018, non traduit). Les espions israéliens avaient alors piégé la voiture d'Imad Moughniyeh à Damas, et attendaient le moment opportun pour faire détonner leur explosif. Voyant Soleimani et Moughniyeh monter ensemble, ces derniers demandèrent la permission à leurs supérieurs de faire «d'une pierre deux coups». Mais le Premier ministre israélien, Ehud Olmert, sous la pression de George W. Bush, avait mis son veto à l'assassinat de l'Iranien. Les années passant et l'aura du général grandissant, toucher à Soleimani aurait été perçu comme une déclaration de guerre, alors qu'Israël préférait déjouer les plans des forces Al-Qods en Syrie par des frappes longtemps non revendiquées.
Yaakov Amidror, aujourd'hui expert pour l'Institut de Jérusalem pour la stratégie et la sécurité, et associé du think tank Jinsa (Jewish Institute for National Security Affairs) à Washington, refuse d'entrer dans les détails de «cette histoire qu'il a lue dans les journaux». Mais explique, sibyllin, que «pour tuer quelqu'un il faut trois éléments : la décision politique, la capacité opérationnelle et la volonté d'en payer le prix [faire face à la riposte, ndlr]. L'un des trois devait manquer à Israël…» Aujourd'hui, l'ancien général ne semble pas craindre de conséquences immédiates pour Israël, mais reste prudent : «Stratégiquement, ouvrir un nouveau front n'a pas de sens pour Téhéran, qui ne s'attendait pas du tout à un tel acte de la part des Américains. Les Iraniens sont connus pour prendre leur temps, et ils vont devoir trancher entre ceux qui appelleront à la revanche et ceux voudront rester sobres, conscients des forces limitées de l'Iran aujourd'hui. Personne ne sait quelle ligne triomphera.»