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Libération
Reportage

Turquie : à Hasankeyf, en attendant le déluge

En février, le barrage d’Ilisu, dans le sud-est du pays, engloutira la ville millénaire. Si des bénéfices énergétiques et économiques sont avancés, la population accuse Ankara de faire disparaître un site historique dans le but d’asseoir son autorité dans une région à majorité kurde.
Le vieux pont de Hasankeyf, construit par les Artukides au XIIe siècle, au-dessus du Tigre. (Photo Mathias Depardon)
publié le 3 janvier 2020 à 19h16

Au débouché d'un étroit défilé, le village de Sikefta est une petite oasis qui domine la vallée du Tigre, majestueuse. Les eaux riches du fleuve y arrosent un sol généreux. «Ici, une pastèque pousse en quarante jours», fanfaronne Mehmet Sirin, le muhtar (représentant) du village. Le sexagénaire ne tarit pas d'éloges sur les bienfaits de sa vallée : un petit paradis que la guerre et la raison économique condamnent au déluge. Car Sikefta, comme 85 autres villages et bourgs, sera bientôt englouti par le barrage d'Ilisu, ouvrage monstre d'une puissance de 1 200 mégawatts. «Pendant longtemps, c'était difficile d'imaginer que l'eau allait tout engloutir. Certains n'arrivent toujours pas à y croire», raconte Mehmet Sirin. Pourtant, plusieurs villages ont déjà disparu depuis la fin juillet et le début du remplissage du réservoir. En tout, 15 000 personnes doivent être déplacées, 75 000 selon les opposants au projet.

Une vingtaine de kilomètres en aval de Sikefta, la ville de Hasankeyf et ses 3 000 habitants kurdes et arabes sont lovés près des falaises surplombant le Tigre : un bijou négligé de l'histoire. «Vingt civilisations se sont succédé ici. D'Urartu aux Ottomans, en passant par les Perses, les Romains, les Omeyyades et les Seldjoukides, raconte Ridvan Ayhan, porte-parole de l'association Sauver Hasankeyf. Hasankeyf a 12 000 ans, le barrage d'Ilisu est conçu pour durer soixante ans, pas besoin de comparer. C'est un massacre.»

Téléphérique et jet-skis

La vallée n'a d'ailleurs pas fini de livrer ses secrets. Sur un chantier de fouilles ouvert en 2011 sur une butte le long du Tigre, une équipe d'archéologues turco-japonaise s'activait cet été à déblayer un champ autour des fondations d'un village néolithique, incluant notamment les restes de ce qui s'apparente à un lieu de culte. «C'est probablement la dernière campagne que nous pouvons mener», reconnaissait alors l'un des chercheurs de l'Université de Tsukuba, au Japon. Le site est âgé de 11 500 ans. A l'époque, quelques centaines d'individus y vivaient de la cueillette, de la chasse et de la pêche. Hasankeyf a été témoin de la sédentarisation de l'humanité. Un archéologue turc, qui souhaite rester anonyme, ne tarissait pourtant pas d'éloge pour le Parti de la justice et du développement (AKP, conservateur autoritaire) du président Erdogan. «Le gouvernement accorde une grande importance à l'archéologie. Tout aura été fouillé quand l'eau arrivera», assurait-il. Le déluge y est prévu pour février.

Dans la vieille ville, les dommages causés au site sont déjà irrémédiables. Le bourg est maintenant dominé par un gigantesque mur de pierres adossé aux falaises. Sous la citadelle, qui demeurera émergée, les vallons percés de maisons troglodytes encore habitées il y a cinquante ans ont été comblés, des grottes murées et des parois «menaçantes» dynamitées. Début décembre, immédiatement après l'évacuation de la vieille ville, le bazar a été rasé. Sous les décombres, les ouvriers ont découvert des ruines romaines et seldjoukides. Elles n'ont pas été fouillées. Une route a été construite dessus afin de permettre le «sauvetage» de la mosquée Er-Rizk, datant du XVe siècle. C'est le dernier des sept monuments que l'Etat a fait déplacer dans un «parc culturel» dans la nouvelle ville construite pour accueillir les habitants, sur la rive opposée du Tigre. «Hasankeyf, c'est un tout, si on sépare ces monuments des habitations, des églises troglodytes, des falaises et du Tigre, ils perdent leur sens», s'agace Mehmet Sirin, le muhtar. La mosquée Koç (XIVe siècle), intransportable, a quant à elle été enfouie sous une chape de béton afin de la «sauver des eaux».

Selon Ankara, le barrage d'Ilisu est une chance pour cette région délaissée. Lors d'une visite à Hasankeyf en 2012, le ministre des Finances, Mehmet Simsek, et celui des Eaux et Forêts, Veysel Eroglu, avaient déclaré que l'ouvrage hydraulique représentait «une opportunité de sauver Hasankeyf», une chance de transformer la région en site attractif et touristique. Au programme : des bateaux de tourisme, un téléphérique et des jet-skis. Sollicitée à ce sujet, la mairie de Hasankeyf a décliné notre demande d'interview.

Pour les habitants, de telles propositions sont aberrantes. «Hasankeyf est déjà touristique bien qu'aucun investissement n'ait été fait en ce sens. Le site remplit 9 des 10 critères de l'Unesco. Rien que ça attirerait des dizaines de milliers de personnes», enrage Ridvan Ayhan. Mais la Turquie n'a jamais demandé l'inscription de la ville sur la liste du patrimoine mondial de l'humanité. Hasankeyf, aux rues défoncées, est demeurée sous-développée. Les hôtels s'y comptent sur les doigts d'une main.

Selon les défenseurs des lieux, l'objectif du barrage d'Ilisu n'est pas seulement la production d'électricité. La région est au cœur des affrontements entre le PKK et l'armée turque. Le conflit a tué plus de 45 000 personnes et déplacé des centaines de milliers d'autres depuis 1984. La guérilla kurde a longtemps utilisé les vallées de la région comme caches et lieux de transit. «La décision de construire ce barrage a été prise par le Conseil de sécurité nationale dans les années 80 [alors l'instance la plus puissante du pays, ndlr] pour bloquer le PKK et mieux contrôler le territoire», explique Cetin Bato, membre du parti d'opposition prokurde de gauche HDP. Le barrage d'Ilisu a été inclus au Projet d'Anatolie du Sud-Est, initié dans les années 70. Les 22 ouvrages hydrauliques qui le composent forment autant de «frontières liquides» divisant le territoire et limitant les mouvements du PKK. L'Etat parle de «barrages de sécurité». «Avec Ilisu, Ankara divise le Kurdistan et essaye d'éradiquer notre histoire et notre culture», ajoute Cetin Bato. Les défenseurs de Hasankeyf ont payé un lourd tribut pour leur attachement à leur région et son écosystème unique. Attaques physiques, psychologiques et procès politiques sont courants. A chaque manifestation son lot de charges policières et arrestations brutales. Ridvan Ayhan a même été emprisonné un an et demi en 2011 à cause de son activisme. Il a été accusé d'appartenir à une organisation liée au PKK.

Peu à peu les habitants de la région prennent les chemins de l’exil. Alors que les villages en aval sont engloutis les uns après les autres, les dernières familles de Hasankeyf ont emménagé dans la nouvelle ville. Celle-ci est une succession de maisons grises écrasées par le soleil en été et ouvertes aux courants d’air l’hiver. Elles sont toutes identiques, sans jardin, arbre, ni ombre. Les familles ont dû les acheter entre 140 000 et 180 000 livres (21 000 à 27 000 euros) en moyenne. Les compensations reçues étant insuffisantes, la plupart des familles ont eu recours à des emprunts pour les payer. «Nous n’étions pas propriétaires, nous n’avons pas reçu de compensation», explique Mazlum, un guide touristique de 28 ans. La plupart des membres de sa famille sont au chômage. Plusieurs de ses amis sont déjà décidés à partir travailler à Antalya, ville touristique située à 1 000 km de là, sur la Méditerranée. Lui n’a pas encore tranché : «C’est un choix tellement difficile.»

Colline désolée

Tous ne se sont pas vu offrir la possibilité de vivre dans le nouveau Hasankeyf. Eyüp, un berger cafetier de 26 ans habite sur une falaise au-dessus de la vieille ville. Sa maison sera épargnée par l'eau mais coupée du monde. Sa famille ne pourra pas déménager de l'autre côté de la vallée. «Nous avons 140 bêtes. Il n'y a rien pour les parquer là-bas.» De plus, les autorités ont décidé que les couples mariés après 2014, tels Eyüp et sa femme, n'auraient pas accès aux nouveaux logements. Leur premier enfant vient de naître. Si au printemps ils n'ont pas trouvé de solution, ils vendront leurs bêtes. «J'irai probablement travailler sur les chantiers dans l'ouest du pays.»

A Sikefta, comme dans la plupart des villages, le gouvernement n'a pas construit de nouveaux logements pour reloger les habitants. «L'Etat nous a vendu un terrain pour tout reconstruire», explique Mehmet Sirin. Depuis son jardin, il pointe du doigt une colline désolée encore vierge de tout bâtiment. «Il n'y a pas de vie là-bas, pas d'eau. Il va falloir des années pour que nos vergers soient matures. Or nous ne touchons pas de compensation pour la perte de nos revenus», tempête-t-il. Le village vit de ses arbres qui sont recouverts de fruits en été. L'air est alors empli de l'odeur entêtante des figues, à peine dérangées par les aubergines cuites sur les braises d'un four communal. «Je n'ai jamais rien demandé, ni causé de tort à qui que ce soit. C'est injuste ce qui nous arrive», soupire-t-il. La mère de Cetin Bato, 70 ans, a emménagé dans la nouvelle ville de Hasankeyf. Depuis le toit terrasse de sa maison, elle regarde la vallée et le gigantesque mur de pierres sous la citadelle. Réajustant son voile blanc, elle demande : «Que nous reste-t-il ? Nous allons voir notre histoire et notre mémoire se noyer. Nous sommes les spectateurs de notre propre mort.»