Après les bouddhas de Bâmiyân, dynamités par les talibans en 2001, après la cité antique de Palmyre en Syrie, partiellement ravagée par Daech en 2015, assistera-t-on dans quelques semaines, quelques mois, à la destruction par des bombes américaines de Persepolis ou du palais du Golestan, deux joyaux iraniens classés au patrimoine mondial de l'Unesco ? La question peut paraître saugrenue, absurde, voire insultante pour l'armée américaine. C'est pourtant Donald Trump lui-même qui l'a mise sur la table, en menaçant explicitement de s'en prendre à des sites symbolisant la «culture iranienne».
Dans une première salve de tweets, samedi, le président américain avait averti Téhéran qu'en cas de riposte contre des intérêts américains, après l'assassinat ciblé par Washington du général Qassem Soleimani, 52 sites – dont certains «de très haut niveau et très importants pour l'Iran et la culture iranienne» – seraient frappés «très rapidement et durement».
Face à l'indignation suscitée par cette menace, qui constituerait un crime de guerre, et malgré l'engagement du secrétaire d'Etat, Mike Pompeo, que les Etats-Unis agiraient «légalement», le milliardaire a renchéri dimanche soir. «On leur permet de tuer les nôtres. On leur permet de torturer et mutiler les nôtres, on leur permet d'utiliser des bombes pour faire exploser les nôtres. Et on n'a pas le droit de toucher à leurs sites culturels ? Cela ne marche pas comme ça», a-t-il déclaré à la presse à bord de l'avion présidentiel qui le ramenait à Washington.
Provocation ou réelle menace ?
Beaucoup voient uniquement dans ces mots une provocation verbale, une menace sans lendemain brandie par le locataire de la Maison Blanche sur Twitter, son terrain de jeu préféré, pour intensifier la pression sur Téhéran. Voire pour exacerber à la fois la tempête médiatique et le chaos diplomatique dans lesquels l’ancienne star de téléréalité se délecte.
Quoique plausible, cette interprétation du dernier dérapage verbal de Donald Trump laisse toutefois de côté son importante dimension symbolique. En adoptant ce langage, indigne d’un président américain, il efface, ou tout du moins brouille fortement, la ligne qui sépare les Etats-Unis des groupes terroristes et des dictatures. Il sous-entend que les conventions internationales, constitutions et autres résolutions de l’ONU, en encadrant l’action des démocraties, les affaiblissent face à leurs adversaires. Que les terroristes et dictateurs, qui n’ont pour seules boussoles que la répression et la violence brute, en tirent une force supplémentaire. Et que les Etats-Unis, pour vaincre ces ennemis sans pitié, seraient bien inspirés d’en faire autant.
«La menace de Trump de s'attaquer à l'héritage culturel de l'Iran démontre son mépris insensible pour le droit international, a déploré Andrea Prasow, directrice de l'ONG Human Rights Watch à Washington, dans un communiqué. Que ce soit en refusant de condamner l'assassinat particulièrement brutal du dissident saoudien Jamal Khashoggi ou en accordant le pardon présidentiel à des criminels de guerre condamnés, Trump a montré qu'il n'a guère de respect pour l'inclusion de la défense des droits humains dans la politique étrangère des États-Unis.»
L'histoire récente américaine, notamment en Irak, déjà, a prouvé que les Etats-Unis, toute «démocratie occidentale» soient-ils, étaient capables de tragiques dérives. Ainsi des humiliations de détenus dans la prison d'Abou Ghraib, près de Bagdad. Ou de Guantanamo, que Barack Obama, en dépit de sa promesse de campagne, n'est jamais parvenu à fermer et qui demeure le symbole de près de deux décennies d'atteintes aux droits de l'homme perpétrées par Washington au nom de la lutte antiterroriste.
Mise au point de l'Unesco, le Pentagone contredit Trump
Dans une escalade potentielle avec l'Iran, Donald Trump serait-il prêt à commettre l'irréparable, au sens propre comme au figuré, en ordonnant le bombardement de sites culturels vieux de plusieurs siècles ou millénaires ? De telles frappes seraient contraires aux règles d'engagement («rules of engagement») du département américain de la Défense, qui tient d'ailleurs à jour des listes de cibles, en particulier culturelles, à ne pas frapper. Le manuel de «droit de la guerre» («Law of War») du Pentagone, dont la dernière version date de 2016, comporte plusieurs pages sur la sauvegarde des sites culturels. «Les biens culturels, les environs immédiats et les dispositifs utilisés pour leur protection doivent être protégés et respectés», stipule le document.
Si les Etats-Unis ne sont pas partie au statut de Rome, qui fait des attaques intentionnelles contre des monuments historiques un crime de guerre, ils ont en revanche ratifié deux conventions, celle de La Haye de 1954 et de l'Unesco de 1972, sur la protection des biens culturels. «La convention de 1972 prévoit notamment que chacun des Etats parties s'engage à ne prendre délibérément aucune mesure susceptible d'endommager directement ou indirectement le patrimoine culturel et naturel qui est situé sur le territoire d'autres Etats parties à cette convention», a rappelé lundi l'Unesco.
La directrice générale de l'organisation, Audrey Azoulay, qui a rencontré lundi l'ambassadeur iranien auprès de l'Unesco, a en outre «rappelé les termes de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU adoptée à l'unanimité en 2017, qui condamne les actes de destruction du patrimoine culturel.» L'Iran compte une vingtaine de sites classés au patrimoine mondial par l'Unesco.
«Le secrétaire à la Défense Mark Esper et le chef d'état-major des armées Mark Milley devraient affirmer publiquement que les Etats-Unis respecteront leurs obligations légales en période de conflit armé, souligne sur le site Lawfare John Bellinger, ancien avocat du département d'Etat entre 2005 et 2009. Ils devraient aussi, en privé, instruire le président Trump sur les obligations légales qui régissent l'usage par les Etats-Unis de la force militaire.» Dans la nuit de lundi à mardi, le patron du Pentagone a contredit Trump, sans le nommer : «Nous respecterons les lois des conflits armés», a déclaré Mark Esper.