En Libye, toutes les guerres passent par Syrte. Géographiquement, la ville côtière se trouve au beau milieu de l'autoroute ouest-est qui traverse le pays horizontalement, et au débouché de l'axe nord-sud qui relie le Sahara à la mer. Clouée au centre de la croix. Sa localisation comme ses infrastructures en font un site stratégique. Le maréchal Khalifa Haftar a annoncé s'en être emparé en quelques heures lundi, ouvrant un second front militaire dans la bataille qui l'oppose aux forces loyales au gouvernement d'union nationale. L'officier septuagénaire, qui refuse de reconnaître la légitimité des institutions issues de l'accord de Skhirat parrainé par les Nations unies, assiège déjà la capitale, Tripoli, depuis le 4 avril.
Son porte-parole, Ahmed al-Mesmari, a annoncé lundi soir : «Syrte a été totalement libérée.» Les troupes de Haftar ont notamment pris le contrôle de l'aéroport de Ghardabiya, après que «la force armée chargée de protéger l'aéroport s'est rendue», a précisé un communiqué postérieur. Les affrontements semblent avoir été limités. Plusieurs sources à Tripoli et Misrata indiquent qu'une puissante unité locale, le Bataillon 604, jusque-là intégrée dans la Force de protection de Syrte, progouvernementale, s'est retournée, rejoignant soudainement le camp du maréchal Haftar. Ce changement d'alliance était redouté. Le Bataillon 604 est composé en majorité de combattants salafistes dits madkhalistes. Leur leader spirituel, le cheikh saoudien ultraconservateur Rabi al-Madkhali, s'est publiquement prononcé en faveur de Haftar.
Epicentre du régime
«Sur le papier, le Bataillon 604 est fidèle au gouvernement d'union nationale. Mais la plupart de ses commandants ne lui font pas confiance, écrivait le chercheur Omar al-Hawari dans un rapport sur les fragiles équilibres politico-militaires de Syrte, paru le mois dernier. Ses dirigeants les plus importants appartiennent à la tribu des Ferjan [celle de Haftar, ndlr]. Ils sont coincés entre leur loyauté tribale et leur affiliation militaire envers la Force de protection de Syrte.» Si cette avancée des troupes d'Haftar venait à être confirmée, la cité risque de se retrouver une nouvelle fois déchirée. Une constante de son histoire récente.
Syrte a été le fief de Kadhafi, et, à ce titre, l’épicentre de la «Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste». L’une des dernières villes à rester fidèle au régime, elle fut violemment saccagée par les révolutionnaires en 2011, avant d’être délaissée. Son statut de pestiférée en a fait une cible privilégiée pour l’Etat islamique, qui s’en est emparée en 2015 pour y proclamer un califat, bouture africaine de son territoire syro-irakien.
Placée sous tutelle
Une coalition de forces placées sous le commandement du gouvernement d’union nationale de Tripoli – mais largement dominée par la puissante ville voisine de Misrata – a réussi à reconquérir la ville en décembre 2016, après six mois d’une offensive particulièrement meurtrière, soutenue par des raids aériens américains. Depuis, la ville, exsangue, avait été placée sous la tutelle de la Force de protection de Syrte, largement dominée par les brigades de Misrata, située à 270 kilomètres à l’ouest. Les Misratis sont déjà très mobilisés dans la défense de Tripoli mais ils ne peuvent abandonner Syrte, qu’ils considèrent comme leur depuis que des centaines de jeunes de la ville sont morts pour la libérer de l’Etat islamique.
Une fois dissipé l'effet de surprise, Haftar pourra-t-il résister à une contre-attaque ? Le rôle des parrains étrangers des deux camps (notamment Emirats arabes unis, Russie, Egypte et France du côté d'Haftar ; Turquie pour le gouvernement) sera décisif. La bataille de Tripoli, déclenchée il y a neuf mois, semble en passe de se transformer en nouvelle guerre de Libye.