Ecrivain et philosophe palestinien, Azmi Bishara, 63 ans, est une figure de la pensée politique arabe actuelle. Directeur du Centre arabe de recherche à Doha, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, notamment sur les aspirations démocratiques depuis le printemps arabe. Palestinien d’Israël, il a été député à la Knesset de 1996 à 2007, avant de quitter son pays à la suite des poursuites dont il faisait l'objet de la part des autorités israéliennes pour son soutien affiché au Hezbollah pendant la guerre du Liban de l'été 2006.
Quel effet peut avoir l’escalade entre les Etats-Unis et l’Iran sur les révoltes en Irak ?
Avant même l'assassinat de Soleimani [puissant général iranien chargé des opérations extérieures au sein des Gardiens de la révolution tué vendredi, ndlr], l'Iran avait lancé la confrontation par procuration avec les Etats-Unis en Irak, à travers les milices du Hachd, dans le cadre de sa stratégie pour briser le blocus qui l'empêche d'exporter son pétrole. Mais dans son escalade lancée en Irak, l'Iran cherchait également à faire dévier la protestation contre son influence sur place vers un conflit contre la présence américaine. Le mouvement de révolte irakien accusait les milices pro-iraniennes, ainsi que les services de sécurité du gouvernement, d'être responsables de la mort de centaines de manifestants. Il est clair que l'assassinat relègue la révolte au second plan. La demande de retrait des forces américaines d'Irak s'est faite sous pression de Téhéran. Mais la réaction encourageante du mouvement de protestation a été le rejet des tutelles américaine et iranienne.
La vague protestataire dans plusieurs pays arabes en 2019 est-elle compromise ?
L'événement fondamental dans le monde arabe s'est produit en 2011. Les graines de la liberté ont alors été semées et le mur de la peur est tombé. Malgré les crimes commis contre les civils et tandis que les régimes ont cru s'imposer, la contagion contestataire a repris chez les peuples. Cette seconde vague est porteuse d'espoir pour nous, démocrates arabes, parce qu'il s'agit d'une réaction plus rapide que prévu à la défaite en Syrie. On pensait que celle-ci avait entraîné un traumatisme au Moyen-Orient et une peur de toute nouvelle révolte qui mènerait à une guerre communautaire. A l'inverse de ce qu'avaient prévu les pessimistes, c'est justement dans les pays qui ont un régime communautaire que la révolution a éclaté. Ce qui s'est produit ces dernières semaines en Irak, au Liban et peu avant au Soudan et en Algérie n'est que la suite du printemps arabe de 2011. Je prévois d'ailleurs d'autres vagues à venir, semblables à ce qui s'est produit en Europe entre 1789 et 1848 et qui a conduit à asseoir la démocratie à la fin du XIXe siècle. Nous sommes au début d'un processus de transition qui va probablement s'étaler sur cinquante ans.
Le rejet du communautarisme est donc un moteur de la mobilisation en Irak et au Liban…
L’accumulation de la corruption, de la répression et de la tyrannie de la part des régimes a conduit au déclenchement de la révolte. Les révolutions ont éclaté et c’est une source d’optimisme, même si cela ne va vraisemblablement pas aboutir à un changement de régime rapide, notamment au Liban et en Irak. Car dans ces deux pays, il n’y a pas de pouvoir central fort avec un président qu’on peut renverser, mais aussi parce qu’ils sont dotés d’une certaine pluralité politique et d’un régime parlementaire. Il ne s’agit pas de dictatures mais de régimes, certes corrompus et conservateurs, mais avec une démocratie communautaire, fondée sur la répartition des pouvoirs. Le problème, c’est que l’Etat est défaillant : les politiques sont occupés à se partager les postes et les richesses plutôt qu’à assurer les services à la population. On remarque au Liban et en Irak que la revendication première est : «on veut un Etat», une identité nationale et non communautaire.
Ces révoltes sont-elles débarrassées de l’influence religieuse ?
Le point très important tant pour l’Irak, le Soudan, l’Algérie ou le Liban, c’est l’absence du courant islamiste dans les mouvements actuels. Celui-ci traverse une crise profonde après ses tentatives de récupérer et d’étouffer les révolutions de 2011. Ainsi l’expérience des Frères musulmans en Egypte a été avortée par le coup d’Etat militaire avant que leur échec ne soit patent et qu’ils ne soient sanctionnés dans les urnes. En Irak, où la colère gronde, ce sont des partis islamistes qui gouvernent. L’islamisme n’est pas réservé aux sunnites, ce sont des formations chiites qui y sont au pouvoir. Il reste que le visage des révolutions actuelles est complètement civil, revendiquant la citoyenneté, des élections, l’anticommunautarisme et la transparence. Clairement un programme démocratique.
Mais pour l’instant, on est dans la pure protestation, on ne voit pas de programme émerger…
Il est difficile d’attendre des révolutions populaires spontanées qu’elles présentent un véritable programme. Cela ne s’est jamais produit. Une révolution spontanée demande une chute d’un régime global. C’est pourquoi on l’appelle soulèvement ou «Hirak» révolutionnaire. Il finira par produire des représentants. La spontanéité est une force face à un régime répressif parce qu’il ne peut viser un groupe en particulier pour le faire taire ou disparaître. Mais au bout d’un ou deux ans, la spontanéité devient une faiblesse et il faudrait non pas un, mais plusieurs courants politiques qui émergent et puissent se présenter à des élections. Pour cela, un changement de la loi électorale, surtout au Liban et en Irak, est nécessaire pour mettre fin au communautarisme.
Et dans le cas de l’Algérie ?
En Algérie, on voit une volonté aussi bien de la part du régime que du peuple de tirer les leçons du passé et d’éviter de retomber dans des années noires. C’est devenu un élément constitutif de l’identité nationale, tout comme la guerre civile a forgé l’identité libanaise. Il en sera de même en Syrie, où ce qui s’est passé depuis 2011 fondera l’identité nationale. Le rejet de la violence par les Algériens est fondamental. Bouteflika, malgré l’usure et le pourrissement de son pouvoir, avait accompli une démarche importante en soumettant l’armée au corps politique et non l’inverse. Alors que ce sont les militaires qui l’ont amené au pouvoir, il a réussi à les marginaliser. Mais dans le même temps, il a lâché la bride aux hommes d’affaires, y compris les plus corrompus. Aujourd’hui, l’armée se retrouve en position de force. Reste à savoir si elle veut céder le pouvoir aux civils ou le garder. A en croire son discours, elle a cherché à combler le vide constitutionnel en organisant des élections parce qu’elle ne veut pas gouverner. Mais on ne peut pas être sûr de sa sincérité. En tout cas, le peuple algérien n’en est pas convaincu. D’autant que l’armée n’a pris aucune initiative pour rassurer la population sur ses intentions ni proposé d’ouvrir le dialogue.
Et le Hirak algérien n’a pas de direction…
Si le Hirak avait une direction ou des représentants, il aurait pu présenter un candidat à l’élection présidentielle, dont le programme aurait été d’organiser la transition. La seule solution est d’évoluer vers une représentation. Je persiste à croire toutefois que l’Algérie a de grandes chances de réussir. D’abord parce qu’il y a consensus sur l’Etat, ensuite parce que c’est un pays riche qui peut supporter une période de transition (contrairement à la Tunisie et l’Egypte), et enfin grâce au niveau d’éducation des Algériens, notamment des diplômés de l’enseignement supérieur. Il est certain que les conditions dans le pays sont réunies et si l’Algérie se met sur les rails de la démocratie, ce serait un encouragement pour l’ensemble du monde arabe.
Les démocraties européennes sont-elles embarrassées face à la contestation des régimes arabes ?
Pour certains pays européens, avec les révolutions, c’est le spectre de l’islamisme qui plane car par le passé les élections libres, à commencer en Algérie en 1990, ont bénéficié aux mouvements islamistes. En Egypte, on ne savait pas ce qu’allait donner le président Morsi, issu des rangs des Frères musulmans. Mais ces derniers n’ont pas joué la violence. Et si des erreurs ont été commises, on savait que l’Egypte n’allait pour autant pas être transformée en émirat islamiste. Mais certains pays occidentaux ont joué un rôle négatif en soutenant le coup de force d’Al-Sissi et en le légitimant. La France en particulier l’a appuyé en pensant pouvoir l’influencer, mais cela n’a pas servi à grand-chose puisque son régime s’est tellement renforcé qu’il a pu envoyer balader Macron qui lui demandait de respecter les droits de l’homme. La leçon, c’est que le soutien donné à un dictateur brutal conduit celui-ci à se rebeller en s’émancipant. Il faut ajouter qu’il y a un problème de crédibilité des Européens lorsqu’ils soutiennent les dictateurs face aux peuples.
Quel aboutissement prochain aux révoltes arabes ?
Des révoltes contre la tyrannie éclatent et d’autres vont encore surgir. Je crois qu’aucun pays arabe n’est aujourd’hui à l’abri d’une contestation. Les régimes actuels sont constitués comme des sultanats, avec un président autour duquel gravite une cour ou un clan soudé. La démocratie n’est pas un système politique idéal en soi, mais elle est l’alternative à la tyrannie. Le problème, c’est que les oppositions n’ont pas réussi à construire les bases de cette démocratie ni à s’unir, notamment en Egypte, dans un front commun entre islamistes et laïcs face à la dictature. On a même vu des laïcs préférer la dictature militaire aux islamistes.
Il faudrait que ces derniers renoncent à imposer aux gens leur façon de s’habiller, de manger ou de se comporter. Le respect des libertés individuelles doit figurer en haut des programmes de gouvernement islamistes. Ils peuvent recommander ce qu’ils veulent mais pas imposer leurs lois à la tête de l’Etat. Il est temps que cette question soit réglée. Certains courants islamistes ont d’ailleurs commencé à revoir leur attitude sur ces sujets. En somme, il faut s’entendre d’abord sur la nécessité de la démocratie, puis se différencier et voir qui en prend la tête. Autrement dit, décidons comment gouverner avant de savoir qui doit gouverner.
Rectificatif. Contrairement à ce que nous avons mentionné en introduction à son interview publiée dans Libération du 8 janvier, Azmi Bishara n'a pas été «exilé par les autorités israéliennes». Il a choisi de quitter son pays en 2007, à la suite des poursuites dont il faisait l'objet de la part des autorités israéliennes pour son soutien affiché au Hezbollah pendant la guerre du Liban de l'été 2006.