Certains détails font que la vie en Allemagne ressemble parfois à un aller simple dans les années 80. Les distributeurs de cigarettes dans les bars fumeurs, les magazines télé déposés dans les chambres d'hôtel, la diffusion de la Roue de la fortune. Mais le plus impressionnant de ces anachronismes est sans conteste l'usage passionné du fax.
Alors que le reste de la planète a délaissé ce moyen de communication au profit des courriels, l'Allemagne demeure une sorte de village d'Astérix du fax. Deux tiers des entreprises l'utilisent toujours, de Bayer aux supermarchés Edeka. Le grésillement de la machine qui crache du papier, ce n'est pas très sexy, mais c'est une valeur sûre – un peu comme les Birkenstock ou la Kartoffelsalat. «Alors que le monde entier parle d'intelligence artificielle et de big data, l'Allemagne envoie des fax», s'amusait en 2018 le magazine économique Wirstchaftswoche, qui interroge le PDG d'une start-up munichoise. Si Retarus envoie 9 000 fax par minute et son chiffre d'affaires a doublé en dix ans, c'est bien que la chose est formidable, non ? Argument massue des pro-fax : ce moyen de communication, plébiscité également par les professions médicales, est très sûr. L'interception d'un message est plus difficile que pour les courriels, et puis on reçoit très vite la confirmation qu'il a bien été reçu. Extatique, le quotidien Die Welt prophétise : «Bientôt, après le revival du vinyle et la renaissance du Polaroid, on assistera au retour du fax.»
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C'est même devenu une niche criminelle. L'été dernier, dans la ville souabe de Wertingen (Bavière), un appareil a craché une lettre d'un cabinet d'avocats de Toronto informant son récipiendaire qu'il avait hérité de la moitié de 9,8 millions de dollars (8,8 millions d'euros) ! Autrement dit, une fraude dite «419», mais par fax, avec un courrier envoyé depuis les îles Samoa et non le Canada. Répondre à ce faux cabinet d'avocats aurait coûté beaucoup d'argent au citoyen bavarois visé par la fraude, qui a contacté la police.
Cogito ergo fax
Autre curiosité, à l'heure où Donald Trump publie ses déclarations de guerre sur Twitter, l'ex-chef du SPD Franz Müntefering a récemment choisi de commenter à la presse les soubresauts de la social-démocratie allemande par fax. En décembre, lors de l'élection des deux nouveaux chefs du SPD, Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans, il a exprimé par cette voie ses réserves au Tagesspiegel. «Les interviews avec Franz Müntefering sont de nos jours un petit défi technique. Les déclarations sont envoyées par fax, il nous a donc fallu avant toute chose trouver une machine en état de marche», s'amusait alors le quotidien berlinois.
Comment interpréter cet engouement ? Le quotidien économique Handelsblatt se veut taquin, voire un brin rosse : «Certains disent que l'étrange vie après la mort du fax est un autre symbole du retard numérique de l'Allemagne, de sa méfiance à l'égard de l'innovation, de sa mentalité peu aventureuse et axée sur la sécurité.» Le chroniqueur du Welt n'est pas du tout d'accord. Il voit dans cet usage quelque chose de profondément positif mais, surtout, de profondément humain, jusque dans ses aspérités. Et estime que «l'imperfection de la transmission […] augmente la valeur du contenu». Cogito ergo fax : il fallait donc arriver en 2020 pour lire dans un journal allemand que le fax est le propre de l'homme.