C'était presque la bérézina. Il y a un an, la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, candidate à sa réélection ce samedi, cristallisait les rancœurs contre ses réformes et incarnait la claque électorale infligée au Parti démocrate progressiste (PDP) lors des élections locales quelques semaines plus tôt. Sur la sellette, en chute dans les sondages, raillée par l'opposition du Kuomintang (KMT), ciblée par la Chine, la première présidente du monde chinois apparaissait démonétisée, isolée et promise à la défaite. Plus que jamais «Petite Ing» («Hsiao Ing»), comme elle est surnommée.
Un an plus tard, à 63 ans, elle trône au cœur de l'arène politique, favorite d'une présidentielle où elle est donnée gagnante avec une confortable avance de 25 points, selon les derniers sondages réalisés fin décembre. En un an, contre toute attente, elle a démontré des capacités de résistance, de fermeté, de discrète manœuvrière. Elle a également été servie par l'opposition discréditée du candidat KMT Han Kuo-yu et un climat international tendu dans cette «région en paix froide», selon le constat d'un diplomate.
Si Tsai Ing-wen est réélue pour un second et dernier mandat de quatre ans, samedi soir à Taipei, elle pourra d'abord remercier Xi Jinping. Bien malgré lui, le président chinois a lancé la campagne électorale et sonné le tocsin dans le monde chinois. Début janvier 2019, pour célébrer le 40e anniversaire de l'ouverture des relations entre la Chine et Taiwan, il tonne que la «Chine doit être réunifiée et le sera. […] L'indépendance de Taiwan est une entorse à l'histoire et ne pourra conduire qu'à un profond désastre». Face à un processus qu'il juge «inévitable», il n'exclut pas de recourir à la force pour combattre les indépendantistes. Depuis 1949 et le repli à Taipei des nationalistes de Tchang Kaï-chek face à la victoire des communistes à Pékin, le régime considère la république de Chine - l'autre nom de Taiwan - comme une province rebelle qu'il entend réintégrer dans son giron.
La réponse de Tsai Ing-wen ne se fait pas attendre. «La Chine doit faire face à la réalité de l'existence de la république de Chine et ne pas nier le système démocratique que les gens de Taiwan ont construit», a rétorqué la Présidente en rejetant catégoriquement le principe «un pays, deux systèmes», instauré à Hongkong depuis la rétrocession en 1997. Ainsi, Tsai Ing-wen a entamé sa remontée dans l'opinion publique et lancé sa reconquête du terrain.
«Xi Jinping a fait une erreur politique avec ce discours, note Stéphane Corcuff, spécialiste du monde chinois contemporain à Sciences-Po Lyon. Il a énormément aidé Tsai Ing-wen au meilleur moment pour elle, en boostant sa campagne. Par ailleurs, Taiwan et Hongkong ont des statuts totalement différents.»
Après une période autoritaire, l'île, qui compte aujourd'hui 23 millions d'habitants, est devenue la «plus vivante démocratie en Asie, indépendante de facto», atteste à Taipei un diplomate occidental. Depuis l'élection du président au suffrage universel en 1996, Taiwan a connu deux alternances. La société civile est active et a su montrer son pouvoir de mobilisation ces dernières années, notamment lors du «mouvement des tournesols» en 2014 pour s'opposer à un rapprochement commercial avec la Chine synonyme d'étouffement.
Soutien à Hongkong
La situation à Hongkong a suscité la crainte d’un effet domino à Taiwan et indéniablement profité à Tsai Ing-wen. Les Taïwanais scrutent au jour le jour les événements de Hongkong, offrant même un refuge temporaire à plusieurs dizaines de militants pro-démocratie mobilisés contre la loi sur les extraditions et la répression policière téléguidées par Pékin. Fin septembre, ils étaient plus de 100 000 à manifester en faveur de Hongkong.
Au sein de son conseil de sécurité, Tsai Ing-wen a suivi de très près les événements dans le territoire. Elle n'a pas manqué d'apporter son soutien aux manifestants hongkongais dès les premières marées humaines en juin. Et elle a pris soin de lier ces événements à la commémoration du 30e anniversaire de la répression de Tiananmen : «La liberté est comme l'air : on ne s'aperçoit de son existence que lorsqu'on suffoque. N'oublions jamais le 4 Juin.»
La présidente sortante est honnie à Pékin. Les contacts officiels sont rompus depuis 2016 entre les deux rives du détroit de Formose. Le régime communiste a multiplié les pressions économiques, les exercices militaires, les tentatives d'étouffement diplomatique. «Durant la dernière législature, les ingérences chinoises tous azimuts à Taiwan ont été croissantes et menaçantes, avec notamment des attaques cyber massives, note Chih-Chung Wu, représentant de Taiwan en France. Où est le rêve qu'a promis Xi Jinping ?» Mi-décembre, lors d'un débat télévisé avec ses concurrents, Han Kuo-yu du KMT et James Soong du People First Party, Tsai Ing-wen a alerté sur les menaces chinoises : «La Chine s'infiltre. La Chine étend son influence sur Taiwan», dramatisait la présidente, quelques jours avant le vote d'une loi anti-infiltration visant à contrecarrer les actions «hostiles» de forces étrangères.
«Tant que je serai présidente, Taiwan ne cédera jamais à la pression», disait-elle en juin, un brin bravache. Ces derniers mois, forçant sa nature réservée et froide d'intellectuelle et de grande lectrice, la «petite Ing» a cherché à se poser en mère de la nation face aux périls venant du continent. «Ce n'est pas une femme politique traditionnelle, avec beaucoup de charisme, même si elle a fait beaucoup de progrès sur ce plan-là, ajoute Chih-Chung Wu à Paris. Cela n'a pas été facile pour elle, dans un monde politique et une Asie gouvernés par des hommes. Elle n'a pas reçu une éducation pour diriger, mais pour enseigner.»
Ni fille, ni femme, ni veuve de, à la différence de la Birmane Aung San Suu Kyi, de la Philippine Cory Aquino, de l'Indienne Sonia Gandhi, de la Sud-Coréenne Park Geun-hye, la célibataire sans enfant Tsai Ing-wen est l'aînée d'un promoteur immobilier qui a démarré comme mécanicien. Elle s'orientait vers l'archéologie et l'histoire quand son père l'a convaincue d'étudier le droit pour l'aider dans la gestion de ses affaires. Passée par les rangs de la prestigieuse London School of Economics, elle s'est dite admirative de la personnalité et de la «force» de Margaret Thatcher. Avant que des membres de son parti, le PDP, la campent en Angela Merkel d'Asie.
Décrite par l'administration américaine comme une «tenace négociatrice» quand elle discutait de l'entrée de Taiwan à l'OMC, elle s'est imposée comme une «femme de dossiers, au fait de tous les détails, une dirigeante très sérieuse, trop sérieuse», poursuit le représentant Chih-Chung Wu. En rejoignant le PDP en 2004, elle a contribué à rajeunir, moderniser et recentrer un parti divisé et très indépendantiste, face à un KMT plutôt pro-chinois.
«Dans cette campagne terne, elle a perdu un peu de son côté techno. Elle connaît les codes culturels et politiques, reprend le sinologue Stéphane Corcuff. Elle sait dorénavant qu'il faut aller serrer des mains dans les temples et les casernes du pays. Elle s'est installée dans le paysage en modérée, centriste, avec un côté force tranquille qui rassure dans une géopolitique tendue.»
«Travail de fond»
Tsai Ing-wen a multiplié les sorties sur le terrain, plus souvent pris la parole, est apparue sur des chaînes de youtubeurs, sur Instagram pour parler de ses loisirs après le travail, s'est affichée, très fleur bleue, en photo aux côtés de ses deux chats, Ah Tsai et Think Think. «Puis, elle a joué la montre pour décaler au maximum l'organisation de la primaire au sein du PDP, note un consultant à Taipei joint par téléphone. Cela lui a permis de labourer le terrain, de faire un travail de fond et de sauver sa tête face à William Lai, son ancien Premier ministre qui lui disputait la direction de la campagne.» Très indépendantiste, ce dernier a finalement été coopté pour devenir son colistier et animer la campagne des législatives qui se déroulent également samedi.
La houleuse réforme des retraites, celle sur les heures supplémentaires et les jours de congé et la polémique sur les droits des aborigènes - qu'elle avait promis de défendre - coûteront probablement des voix samedi à Tsai Ing-wen et au PDP. «Mais les chiffres macro-économiques sont bons avec une croissance à 2,6 %, des investissements en hausse d'entreprises taïwanaises qui reviennent au pays et un salaire minimum qui a progressé ces quatre dernières années», poursuit le consultant.
Tête-à-queue
Si Tsai Ing-wen est réélue, elle pourra également remercier Han Kuo-yu, le candidat du KMT. Il s'est fait remarquer en 2018 en remportant la mairie de Kaohsiung, un bastion du PDP dans le sud du pays, et en faisant campagne sur la relance de l'économie et avec le slogan «Gagner de l'argent». Ce populiste-tribun de 62 ans, très présent sur les réseaux sociaux, incarne jusqu'à la caricature la déliquescence d'un parti qui s'est souvent montré très accommodant avec le régime de Pékin. En mars, le tonitruant Han Kuo-yu avait rencontré le représentant de la Chine à Hongkong. Avant d'effectuer un tête-à-queue tactique peu convaincant quand le mouvement prodémocratie prenait son essor en juin : il récusait alors la formule «un pays, deux systèmes» que Pékin voudrait instaurer à Taipei : «Cela ne pourra jamais être mis en place, à moins de me passer sur le corps.» Et la campagne, déjà salie par la misogynie et un torrent de fake news, a révélé ses penchants pour la boisson, les jeux d'argent, les femmes, l'achat d'un appartement pour sa maîtresse… Le camp vert (le PDP de Tsai Ing-wen) a également exploité les états de service de plusieurs candidats du camp bleu (le KMT de Han Kuo-yu), favorables à la réunification avec la Chine. Et appelé à voter pour repousser le péril de l'assimilation.