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Libération
Décryptage

Crash en Iran : la probabilité d’un missile

Iran—Etats-Unis, l'escaladedossier
L’explosion d’un avion ukrainien mercredi près de Téhéran serait due, selon plusieurs sources, à un tir accidentel des forces armées iraniennes. Sous forte pression, Téhéran s’est engagé à livrer les boîtes noires de l’appareil aux experts ukrainiens.
Sur le site du crash qui a fait 176 morts, mercredi, dans la banlieue sud-ouest de Téhéran. (Photo Ebrahim Noroozi. AP)
publié le 10 janvier 2020 à 20h21

Ce n'était pas un «incident technique», mais plus vraisemblablement une bévue. L'avion ukrainien qui a explosé en plein vol mercredi dans la banlieue de Téhéran aurait été abattu par un missile sol-air iranien, qui l'aurait pris accidentellement pour cible. Le vol PS-752 de l'Ukraine International Airlines a décollé de l'aéroport Imam-Khomeiny à 6 h 12, et devait emmener ses 167 passagers et 9 membres d'équipage à Kiev. Six minutes plus tard, le Boeing 737, de fabrication récente et dûment contrôlé deux jours plus tôt, s'écrase après avoir pris feu. Les autorités iraniennes avancent immédiatement la thèse de la panne, qui ne tiendra pas vingt-quatre heures.

Qui accuse l’Iran d’avoir abattu l’avion par erreur ?

Jeudi, en fin d’après-midi, plusieurs médias américains révèlent, sur la foi de sources anonymes, que les renseignements des Etats-Unis sont convaincus qu’un missile iranien est à l’origine de la tragédie. Celle-ci est intervenue dans un moment très particulier : quelques heures plus tôt, Téhéran déclenchait sa riposte après l’assassinat, le 3 janvier par les Etats-Unis, du plus puissant général des Gardiens de la révolution, Qassem Soleimani. Plusieurs salves de missiles balistiques se sont abattues contre deux bases aériennes abritant des membres de l’US Army en Irak. Les forces armées iraniennes étaient donc certainement toujours en alerte lorsque le vol PS-752 a décollé.

Les services de renseignement américains auraient détecté l'activation d'un radar et le tir de deux missiles sol-air grâce à des satellites de surveillance. Il s'agirait d'un modèle de type Tor-M1, de fabrication russe. Cette thèse a pris un peu plus de consistance avec les déclarations du Premier ministre canadien, Justin Trudeau. «Nous avons des informations de sources multiples, notamment de nos alliés et de nos propres services [indiquant] que l'avion a été abattu par un missile sol-air iranien», a-t-il affirmé jeudi soir lors d'une conférence de presse, ajoutant que le geste «n'était peut-être pas intentionnel».

«Nous croyons qu'il est probable que cet avion ait été abattu par un missile iranien», a déclaré vendredi le secrétaire d'Etat américain, Mike Pompeo, qui s'était entretenu dans la journée avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, l'assurant de l'aide et du soutien américains pour l'investigation.

Est-ce crédible ?

Au-delà des déclarations et confidences anonymes, plusieurs éléments tangibles et vérifiés permettent a minima de remettre en cause la thèse de l'accident inexpliqué, toujours défendue par les autorités iraniennes. Au moins deux vidéos ont été tournées juste avant le crash et diffusées sur les réseaux sociaux. Le New York Times et Bellingcat, média en ligne spécialisé dans l'enquête à partir de sources ouvertes, les ont disséquées.

La première «semble montrer» le moment de l'impact, écrit prudemment le journal américain, qui a pu s'entretenir avec l'auteur de cette courte séquence. L'homme, qui fumait une cigarette à l'extérieur, a dégainé son téléphone et commencé à filmer après avoir entendu «des sortes de coups de feu». En comparant la vidéo avec des images satellitaires fournies par la société Maxar Technologies, le New York Times a pu établir sa position. La direction de sa caméra est cohérente avec l'itinéraire de l'avion, et le délai entre la détonation aperçue et le moment où on l'entend permet de confirmer cette localisation. La vidéo montre enfin que «l'objet volant» change de cap après la détonation et prend la direction du lieu du crash. Une autre vidéo, également tournée par un passant, montre l'avion en flammes voler quelques secondes avant de s'écraser, provoquant une immense explosion.

Au moins deux photos semblant présenter des fragments de missiles de type Tor-M1 ont aussi été diffusées en ligne, mais des doutes subsistent sur leur authenticité, souligne Bellingcat. Le ou les auteurs ne se sont pas fait connaître pour l'heure.

Les caractéristiques et le fonctionnement des missiles Tor-M1 (appelés SA-15 Gauntlet par l’Otan) correspondent en tout cas au scénario reconstitué. Ces systèmes de défense antiaérienne sont équipés d’un radar pour détecter les cibles jusqu’à 25 kilomètres, et guider les missiles à une distance maximale de 12 kilomètres. Longs de 3,5 mètres pour 170 kilos, ces vecteurs emportent une tête explosive de 15 kilos. D’après le rapport annuel «Military Balance» de l’Institut international d’études stratégiques (IISS), l’armée iranienne possède 29 systèmes de ce type, l’un des plus modernes de son arsenal selon Michael Duitsman, chercheur associé au Middlebury Institute of International Studies, cité par Reuters.

Quelle est la réaction de l’Iran ?

Depuis le départ, l'Iran a qualifié d'«absurdes» toutes ces accusations. Tout en réfutant officiellement la thèse du tir accidentel, Téhéran a néanmoins infléchi sa position, tant elle est devenue intenable. Jeudi, les Iraniens ont d'abord refusé de livrer les boîtes noires de l'appareil, avant de se raviser vendredi. Et de les transmettre aux experts ukrainiens, comme l'a confirmé Kiev.

La pression de la communauté internationale n'a cessé de croître tout au long de la journée de vendredi. Le secrétaire général de l'Otan a appelé l'Iran à faire toute la transparence sur le crash, en précisant qu'il n'avait «aucune raison de ne pas croire» la thèse du missile iranien. Le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, a souligné qu'il «[fallait] une clarté totale sur ce qu'il s'est passé», tandis que son homologue allemand, Heiko Maas, a prévenu qu'une enquête incomplète créerait plus de «méfiance», «la dernière chose dont nous avons besoin en ce moment».

Les inquiétudes sont d'autant plus grandes que la situation sur place est assez confuse. Les premiers enquêteurs et journalistes arrivés sur les lieux du crash ont constaté que le site avait été nettoyé. «Il est 9 heures du matin, heure locale. Tous les débris de l'avion, littéralement, ont été enlevés hier, disent les riverains. Les pilleurs de poubelles sont en train de terminer le nettoyage. Pas de sécurité, pas de cordon», a écrit vendredi sur Twitter Elizabeth Palmer, de CBSNews. Avant d'ajouter que les débris «ont été rassemblés dans un autre endroit, et sont en train d'être examinés par des enquêteurs ukrainiens».

Quelles sont les conséquences ?

Elles ne sont pas diplomatiques, pour l’instant. Dès jeudi soir, après les premières accusations, sans attendre les résultats de l’enquête, un avion de la Lufthansa assurant la liaison Francfort-Téhéran a fait demi-tour au-dessus de la Roumanie. La compagnie aérienne allemande a annoncé vendredi l’annulation de ses vols à destination et en provenance de la capitale iranienne, et ce jusqu’au 20 janvier. La décision s’applique à ses filiales, notamment Austrian Airlines. La Suède, qui compte sept ressortissants parmi les victimes, a également suspendu ses vols pour l’Iran. Plusieurs compagnies européennes, dont Air France et British Airways, ne desservent plus Téhéran depuis le rétablissement des sanctions américaines en 2018.

Y a-t-il des précédents ?

Selon une triste ironie du sort, deux tragédies similaires ont touché par le passé l’Iran et l’Ukraine. Le 17 juillet 2014, un Boeing de la Malaysia Airlines est abattu dans l’est de l’Ukraine, dans la région de Donetsk. Malgré des combats intenses entre l’armée ukrainienne et les séparatistes soutenus par l’armée russe, l’espace aérien était resté ouvert. Dans les moments qui ont suivi le crash, des séparatistes s’étaient félicités sur les réseaux sociaux d’avoir éliminé un avion de chasse ennemi. Mais dès qu’il fut établi qu’il s’agissait du vol commercial MH17, reliant Amsterdam à Kuala Lumpur, avec à son bord 283 passagers et 15 membres d’équipage qui ont tous été tués, deux versions se sont affrontées : celle des prorusses et de Moscou, qui clament à ce jour que ce sont les Ukrainiens qui ont abattu l’avion, et celle selon laquelle le missile BUK, en provenance de Russie, a été tiré depuis le territoire contrôlé par les séparatistes, avec le concours de militaires russes. Cette thèse a été consolidée depuis par une enquête internationale sans appel.

Le 3 juillet 1988, un Airbus de la compagnie nationale Iran Air, parti de Téhéran en direction de Dubaï, est abattu au-dessus du golfe Persique par un tir de missiles provenant du croiseur américain USS Vincennes. Une méprise, plaidera l’équipage, qui l’a confondu avec un avion de combat F-14 : 290 civils avaient été tués, dont 66 enfants. Et le souvenir de cet épisode reste vivace, plus de trente ans après.

Alors que les tensions avec Washington étaient au plus haut, le président iranien, Hassan Rohani, y a encore fait allusion dans un tweet, mentionnant seulement le numéro du vol maudit, IR655. C’était lundi, deux jours avant le crash du Boeing ukrainien.