Comme l'alerte à la roquette, il est une expérience en Israël qui teste la patience de tous, du yoguiste au talmudiste : la sortie Ikea du samedi. A première vue, rien de spécifique au pays. Une virée chez le géant suédois, dans l'infinité de salons et cuisines d'expositions envahis par des familles hurlantes, est raillée aux quatre coins du monde comme une forme d'enfer moderne et standardisé.
Mais dans l'Etat hébreu, l'«expérience Ikea» du week-end est condensée à la soirée du samedi, shabbat oblige. Les quatre magasins de l'enseigne respectent le jour de repos juif et n'ouvrent qu'en nocturne ce jour-là, de 18 à 23 heures. Dans le plus central d'entre eux, à Rishon LeZion, au sud de Tel-Aviv et à 50 km de Jérusalem, en résulte chaque semaine une cohue monstre. Les bouchons causés par les voitures cherchant à se garer loin du parking saturé débutent dès la sortie d'autoroute. Et se prolongent à l'intérieur, sous forme de chariots débordant d'ustensiles et d'enfants…
Posture idéologique et commerciale
L'ouverture des commerces durant le shabbat, mesure polémique bien que souhaitée par 65% des Israéliens, obéit à des lois byzantines, variant selon les villes et le zèle des autorités locales. Mais Ikea en Terre sainte a fait un choix simple : le tout casher, des heures d'ouverture à la cafétéria, courtisant ouvertement les familles religieuses.
Posture idéologique (les trois hommes d'affaires israéliens détenant la franchise sont juifs orthodoxes), mais aussi commerciale. Car ceux qui suivent la Torah à la lettre sont une cible démographique en plein essor, qu'un marchand de meubles bon marché ne peut ignorer. D'autant que ces consommateurs ont un taux de natalité bien supérieur à la moyenne (sept enfants par femmes pour les ultraorthodoxes, quatre pour les nationalistes religieux), d'où un besoin constant en ameublement.
Zénitude
De façon plus ou moins subtile, Ikea s'adresse à eux, des tons sombres des salles à manger type aux rayonnages remplis de faux volumes du Talmud, en passant par le vin casher à seulement 20 shekels (5 euros). Jusqu'aux catalogues adaptés aux haredi («craignant-Dieu», en hébreu) : celui de 2017, où les femmes avaient été «invisibilisées», a fait l'objet d'une plainte collective après une controverse largement relayée.
En 2019, la firme a arrêté ces catalogues spéciaux. La fidélité du public religieux n'en a pas faibli pour autant. Une consultante spécialisée dans les tendances haredi estime même qu'une visite chez Ikea est devenue l'un des passe-temps favoris «de nombreuses familles, même quand elles n'ont besoin de rien».
Mais pour les laïcs ou les Arabes, le samedi est souvent le seul moment pour acheter l'indispensable clic-clac ou bureau du petit dernier. Et c'est ainsi qu'Ikea est l'un de ces lieux, à l'instar des guichets de la poste ou du misrad harishui (l'inénarrable service des immatriculations et des permis), où les Israéliens, juifs ou arabes, bigots ou mécréants, sont confinés côte à côte pendant des heures, forcés de déployer les trésors de zénitude qui leur font souvent défaut.