Dès les premières heures de la trêve, il avait perdu un homme. La semaine dernière, nous avions quitté Abdoussalem Nasser, combattant au sein de l'opération «Volcan de la colère» qui défend Tripoli, exaspéré car en face, les hommes de Khalifa Haftar n'avaient pas respecté la suspension des combats, décrétée le 12 janvier. Ce lundi, au lendemain de la conférence internationale de Berlin sur la Libye, l'ancien officier de l'armée de l'air sous Kadhafi est enragé : «Dimanche, le jour de la conférence, ils continuaient à nous tirer dessus. Nous n'avons eu aucun blessé cette fois. Mais si Merkel a dit que la réunion était "un petit pas en avant", alors ça veut dire qu'on a le droit de répliquer, non ? J'ai sept enfants dont cinq filles, je ne vais pas les laisser venir jusqu'à chez moi.»
Pour Mohamed, responsable de la logistique de «Volcan de la colère» à Aïn Zara, sur le front sud-est, à une quinzaine de kilomètres du centre de Tripoli, le sommet de Berlin a prouvé que la France n'est définitivement plus «dans le camp des révolutionnaires de 2011» qu'elle avait pourtant soutenu à l'époque pour renverser le régime du colonel Kadhafi : «Macron n'a pas exigé de Haftar qu'il retire ses troupes de l'Ouest libyen durant la conférence. Ça montre qu'il le protège. Le seul moyen maintenant, c'est de se débarrasser de Haftar et de sa soi-disant armée par la force.»
Détritus
Un état d'esprit martial partagé jusque dans les cafés chics du très prospère quartier d'Al-Andalous, en bord de mer : «Pour relancer une discussion pacifique, il faut d'abord forcer les hommes de Haftar à quitter les faubourgs de la ville. Pour ça, l'aide des Turcs me semble inévitable. C'est ce que je retiens de ce qui s'est passé en Allemagne», analysait lundi Salah, un commerçant de 44 ans. A la table voisine, Sofiane Gritli pense déjà à l'après. «J'envisage de partir. Les bruits des tirs sont beaucoup plus forts qu'en 2011. En tant que Libyen, je ne veux pas quitter mon pays, mais nous serons obligés de le faire comme les Irakiens et les Syriens avant nous», constate, amer, le père de famille qui habite à six kilomètres de la ligne de front, dans le quartier de Salaheddine, au sud de la capitale.
L’heure n’est pas à l’exode, mais dans les rues encombrées de détritus – la principale décharge est inaccessible depuis le début de l’offensive, le 4 avril – deux signes montrent que le raout berlinois n’a pas convaincu les Tripolitains : les queues devant les stations d’essence se sont encore allongées, preuve que les conducteurs craignent un durcissement du blocage pétrolier décidé ce week-end par Haftar, qui contrôle les principaux terminaux d’or noir ; et sur la place de l’Horloge, au cœur de la vieille ville, l’euro s’échangeait lundi à 4,65 dinars libyens contre 4,5 la veille.
Allégeance
Dans la nuit de dimanche à lundi, nombreux sont les habitants à avoir entendu, depuis le centre-ville, le son des armes lourdes. Outre les affrontements du sud-est, les combats ont repris assez intensément au sud, du côté de l’ancien aéroport international, à 30 kilomètres de Tripoli. Les avions de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) commandée par Haftar ont également attaqué, lundi, des positions de la coalition de groupes armés qui défend le gouvernement de Faïez el-Serraj. Des frappes ont été menées du côté de la ville de Misrata, à 200 kilomètres à l’est de la capitale. Un front éloigné mais qui inquiète les Tripolitains presque autant que les combats à leurs portes. Misrata est une cité portuaire et industrielle d’où arrivent beaucoup des produits de consommation et des armes alimentant la capitale. Si les puissantes brigades de la ville venaient à se replier, l’ANL pourrait bloquer l’une des principales lignes de ravitaillement de Tripoli.
«Les Turcs viendront nous aider avant. Erdogan l'a répété à Berlin, et puis la Turquie a signé un texte qui autorise officiellement l'envoi de troupes. Ce n'est pas fait en secret, comme les mercenaires russes et soudanais qui combattent avec Haftar», veut croire Moustapha. Membre de la milice Ghaniwa, l'une des quatre qui contrôle de facto Tripoli depuis 2016 en échange de son allégeance au gouvernement d'union nationale, le va-t-en-guerre reconnaît que sans une aide extérieure, ils ne tiendront pas face à «la puissance de feu de l'ennemi».
Wadah, lui, n'a pas touché une arme depuis la chute de Kadhafi. La situation actuelle le confirme dans son pacifisme : «Haftar, c'est le régime militaire. Sa défaite, c'est le retour au premier plan des milices à Tripoli : pas seulement celles de la capitale, mais aussi celles venues de l'extérieure comme Misrata et Zintan [ville située à 180 kilomètres de Tripoli et dont les groupes armés sont très présents sur le front ouest de Tripoli, ndlr]. Cela avait déjà provoqué la division du pays en 2014. Et là, par-dessus le marché, on aura des soldats étrangers !» Sa conclusion : il est temps de quitter la Libye. L'Allemagne «cherche de la main-d'œuvre», non ?