Artères bloquées, bus déviés, policiers démultipliés : dans la Jérusalem moderne déjà si congestionnée, c’est la paralysie des grands jours pour faire place aux cortèges diplomatiques, sirènes hurlantes. Près d’une cinquantaine d’officiels de hauts rangs, pour la plupart européens, doivent prendre part ce jeudi au cinquième forum mondial de la Shoah, dans l’enceinte de Yad Vashem, le mémorial dédié à l’Holocauste, à quatre jours du 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. L’événement est l’un des plus massifs rassemblements de chefs d’Etats jamais organisé à Jérusalem. En têtes d’affiche, outre Emmanuel Macron pour son premier voyage officiel en Israël, le Russe Vladimir Poutine, le vice-président américain Mike Pence et le président allemand Frank-Walter Steinmeier. Fait notable : le Royaume-Uni sera représenté par le prince Charles. Ce n’est que la deuxième visite officielle d’un membre de la famille royale depuis la création d’Israël, après celle de son fils William en 2018. Sous couvert de neutralité, les Windsor avaient jusqu’alors boudé les invitations de l’Etat hébreu.
Mondovision
Malgré un intitulé inattaquable, «Se souvenir de l’Holocauste, combattre l’antisémitisme», les commémorations n’ont pas échappé à la polémique. Outre le peu de survivants invités (seulement une trentaine selon les médias locaux, au point qu’un ministre a proposé d’offrir son invitation à l’un d’eux), ce forum international est pris entre les feux de la violente bataille mémorielle que se livrent la Russie et la Pologne.
Le président polonais, Andrzej Duda, boycotte ostensiblement la cérémonie. Le dirigeant conservateur s’est agacé de la «concurrence» créée par ce raout en mondovision préemptant la cérémonie dédiée aux victimes, qui doit se tenir sur le site de l’ancien camp nazi en Pologne lundi. «C’est vraiment le jour le plus important», a-t-il souligné. Des commentaires dont le directeur du musée d’Auschwitz-Birkenau s’est fait l’écho, qualifiant les «volontés de remplacer» la cérémonie polonaise d’«immatures et provocatrices». Mais Duda est avant tout ulcéré de n’avoir pas été invité à s’exprimer à la tribune de Yad Vashem. Ce dernier craint de voir Vladimir Poutine s’adonner à une «sorte de révisionnisme post-stalinien», mettant en avant, sans contradiction, le «narratif» russe de l’Armée rouge libératrice face aux «collaborateurs» polonais.
A Moscou comme à Varsovie, les populistes au pouvoir tentent d’imposer une lecture ultranationaliste et biaisée de la Seconde Guerre mondiale, aux dépens de l’autre. Les Polonais ne veulent être dépeints qu’en résistants ou victimes d’une double barbarie - nazie et communiste - quand les Russes perpétuent l’amnésie du pacte germano-soviétique, datant le début de la Seconde Guerre mondiale à 1941. Cette guerre des mots s’est durcie en décembre, quand Poutine a annoncé vouloir «fermer les sales bouches de ceux qui veulent tordre l’histoire», accusant les Polonais d’avoir «été en collusion avec Hitler» dans l’exécution de la «solution finale». «Ainsi, les présidents de la Russie, de l’Allemagne et de la France, dont les gouvernements ont collaboré avec les nazis, vont parler, mais pas le président de la Pologne […], première victime de ce conflit», a répliqué Andrzej Duda.
«Evénement détourné par Poutine»
Les craintes d’un événement mettant sur un piédestal une relecture russe de la Shoah ont été renforcées par l’organisation, relativement opaque, de l’événement. Si Yad Vashem et la présidence israélienne ont envoyé les invitations, la logistique est assurée par le Congrès juif européen, basé à Bruxelles mais dirigé par Moshe Kantor, oligarque russe décrit par la presse israélienne comme l’impresario du Kremlin auprès de la communauté juive.
«Que cette cérémonie ait lieu à Jérusalem n’est pas problématique : c’est la capitale ancestrale du peuple juif, dans un pays où vit la moitié de la communauté juive mondiale, résume Anshel Pfeffer, éditorialiste au quotidien Haaretz. Le problème, c’est que l’événement a été détourné par Poutine pour y imposer son agenda, avec l’aide de Kantor. Le Kremlin a besoin de présenter les Russes comme les premiers antifascistes, afin de continuer à taxer Ukrainiens, Polonais ou Lituaniens d’antisémites pour délégitimer leur opposition à Moscou.» L’inquiétude est relayée par le tabloïd centriste Yediot Aharonot, l’un des plus lus du pays, dont l’éditorial de mercredi appelait Nétanyahou à se dresser contre les tentatives de «laver le passif de la Russie, dont les taches ne s’enlèveront jamais».
Mais le leader israélien sait bien qu’il n’a rien à gagner à vexer Moscou, redevenu maître du jeu au Moyen-Orient. Surtout pour satisfaire Varsovie, dont une loi révisionniste sur la Shoah a profondément endommagé les relations entre les deux pays ces deux dernières années. En témoignent les déclarations du ministre des Affaires étrangères, Israel Katz, il y a un an, reprenant une vieille antienne israélienne selon laquelle «les Polonais boivent l’antisémitisme dans le lait de leur mère».
Nétanyahou compte plutôt profiter de cette audience inédite pour, une fois encore, appeler la communauté internationale à durcir sa position envers l’Iran, «principale menace à l’existence du peuple juif». Autre cible du Premier ministre, la Cour pénale internationale. Lundi, dans un entretien sur un influent média évangélique américain, Benyamin Nétanyahou a réclamé des «sanctions et des actions fortes» contre le tribunal de la Haye, dont la procureure envisage d’ouvrir une enquête visant notamment la colonisation de la Cisjordanie par Israël.