La prison de Hassaké est un califat en cage. Des centaines de corps brisés et d’yeux vides se cachent derrière des combinaisons orange et des couvertures grises. Cette ancienne école du nord-est de la Syrie, reconvertie en centre de détention, accueille environ 5 000 prisonniers du groupe Etat islamique (EI), la plupart capturés en mars lors de la bataille de Baghouz, où les jihadistes ont livré leur baroud d’honneur. Trois cents d’entre eux, peut-être plus, rampent pieds nus à l’intérieur de «l’hôpital» de la prison. L’endroit ressemble à un hangar et sent comme un charnier. «Oh Dieu, oh Dieu…» supplie un captif. Il y a quelques toussotements, et l’écho de béquilles qui frappent le sol. La pièce, si peuplée, est étonnamment silencieuse. En français, en anglais, en arabe ou en russe, ils murmurent : «Nous mourons comme des mouches.»
Les cellules offrent un spectacle tout aussi sinistre : des centaines de terroristes présumés détenus dans ce qui fut une salle de classe. Il semble qu'il n'y ait pas assez de place pour qu'ils puissent tous s'allonger en même temps. Un taulard marocain fait sortir sa tête rasée à travers une petite trappe et demande : «S'il vous plaît, dites-moi, est-ce que l'Etat islamique vit toujours ?» Le directeur avait prévenu : «Ils n'ont aucune idée de ce qu'il s'est passé en dehors de ces murs. Ne leur parlez pas de la mort d'Abou Bakr al-Baghdadi [le leader de l'EI, tué lors d'un raid mené le 27 octobre par les forces spéciales américaines, ndlr], nous voulons éviter un soulèvement.»
«Vengeance»
Le cas des combattants de l'EI détenus en Syrie est devenu un casse-tête international. Selon le Washington Post, plus de 10 000 hommes de 50 nationalités différentes (principalement des Syriens et des Irakiens) seraient détenus dans 25 prisons gérées par les forces kurdes, auxquelles s'ajoutent des dizaines de milliers de femmes et d'enfants retenus dans des camps aux conditions sanitaires sordides. Personne ne semble savoir que faire d'eux. Beaucoup sont impénitents, qualifiant les attentats perpétrés par l'organisation terroriste de par le monde de simples «actes de vengeance» en réponse à la campagne aérienne menée par l'Occident en Irak et en Syrie. «C'était une guerre, assène un Britannique de 32 ans nommé Ahmed (les prénoms ont été changés). Vous pensiez qu'on vous enverrait une boîte de chocolats ?»
Un deuxième jihadiste accepte de parler à condition d'aller dans une autre pièce, où ses compagnons de cellule ne pourront pas entendre ce qu'il a à dire. Il a été blessé à la jambe gauche pendant les combats, mais les morceaux d'os cassés n'ont jamais été remis en place : son membre est maintenant figé sous un angle impossible. Il est incapable de marcher. Deux autres détenus doivent le porter. «Nous sommes ici depuis dix mois et nous ne savons rien de la situation de nos familles. Je ne sais pas si ma femme et mes enfants sont encore en vie, marmonne Fadel, un Belge de 23 ans. Elle était enceinte la dernière fois que je l'ai vue.» Ses enfants sont vivants. Il l'ignore, mais mi-décembre, un tribunal belge a statué que l'Etat se devait de faciliter le rapatriement de dix mineurs, dont les siens. Le juge a cependant estimé que Fadel n'était, lui, pas éligible à une telle aide, s'étant rendu sur place de son plein gré. Son avocat a depuis fait appel.
La plupart des experts s’accordent à dire que, d’un point de vue sécuritaire, un rapatriement est la moins mauvaise option. Mais les responsables politiques s’alignent sur une opinion publique majoritairement contre. Poursuivre ces personnes dans le cadre de procès nationaux s’avérerait également particulièrement difficile, faute, parfois, de preuves concrètes les liant à des crimes commis à des milliers de kilomètres de là.
Sort incertain
Sur place, justement, les dirigeants kurdes continuent de plaider pour la mise en place d'un tribunal international dans leur région de facto autonome. «Les preuves, les victimes et les suspects se trouvant tous ici, la démarche la plus logique serait de les juger ici», souligne une haute dirigeante. Surtout, les Kurdes pourraient avoir un intérêt particulier à garder entre leurs mains certains ressortissants étrangers car ils pourraient leur offrir une carte à jouer lors de futures négociations avec les pays d'origine de ces détenus. Quoi qu'il en soit, des responsables occidentaux affirment à Libération que la création d'une telle cour en Syrie est «irréalisable».
A la place, une coalition de pays européens, dont la France, a tenté pendant plusieurs mois de conclure un accord avec Bagdad pour que leurs ressortissants détenus en Syrie soient transférés en Irak pour y être jugés. Les négociations semblent toutefois être entrées dans une impasse et les récents développements dans le pays - une révolte populaire couplée à une confrontation sur le sol irakien entre l'Iran et les Etats-Unis - ont rendu ce scénario d'autant plus improbable. «Plus compliqué ne signifie pas impossible. Il y a encore de l'espoir que nous puissions parvenir à un accord», dit-on, plein d'optimisme, dans le cabinet d'un Premier ministre européen.
Le sort de ces combattants étrangers, que la plupart de leurs pays respectifs refusent de rapatrier, est plus incertain que jamais. Le 9 octobre, la Turquie lançait une opération militaire baptisée «Source de paix» pour expulser de sa frontière les forces kurdes, qu'Ankara considère comme une organisation terroriste. L'offensive a entraîné des semaines de combats, déplacé des dizaines de milliers de civils et mis en péril la détention des combattants de l'EI. Selon une note confidentielle du renseignement américain obtenue par Libération, 100 détenus ont réussi à s'échapper depuis le début de l'incursion turque en Syrie, notamment parce que leurs prisons ont été endommagées dans les affrontements.
Au début de l’offensive, près de 80 % du «top 50» des étrangers étaient détenus dans des centres vulnérables aux opérations transfrontalières turques. La majorité de ces 50 jihadistes, que les responsables occidentaux jugent particulièrement dangereux, sont des individus qui ont planifié des attentats ou qui ont une expertise technique dans la fabrication d’armes et de bombes, et plusieurs d’entre eux sont des dirigeants de niveau intermédiaire ou des propagandistes expérimentés. La coalition dirigée par les Etats-Unis a demandé à l’époque qu’ils soient transférés dans des installations plus éloignées de la ligne de front, mais les responsables kurdes ont rejeté ces demandes en invoquant un manque de moyens. Plusieurs dizaines de prisonniers auraient finalement été exfiltrés par l’armée américaine alors que la Turquie commençait à envahir la région.
Les évasions ont, pour l'instant, été limitées par rapport au nombre total de jihadistes détenus dans le nord-est de la Syrie, mais la récente crise déclenchée par le retrait partiel des Etats-Unis et l'incursion turque a démontré, s'il le fallait encore, à quel point la région est instable et que confier à un groupe armé local une tâche aussi titanesque était un pari périlleux. «Nous avons dû déplacer des soldats qui gardaient la prison vers la ligne de front, mais la situation ici est toujours sous contrôle», assure Robar (un nom de guerre), le directeur de la prison de Hassaké. Son bureau est décoré avec des cages à oiseaux d'un côté et, de l'autre, des écrans de télévision éteints. Ceux-ci sont censés diffuser en direct des images de surveillance de l'intérieur des cellules, mais le système est actuellement en panne. «Parfois, des cellules dormantes de Daech errent autour du bâtiment et tirent des coups de feu. Ils veulent envoyer aux prisonniers le message que Daech existe toujours.» Il marque une pause, son visage bourru prenant un air pensif, puis ajoute : «Nous ne pouvons tout simplement pas gérer la situation par nous-mêmes.»
Tombes anonymes
Si les affrontements entre forces kurdes et turques se sont taris, les risques persistent. «La plupart des installations sont improvisées et ne sont pas adaptées à une détention indéfinie. La communauté internationale devrait avoir pour priorité absolue de trouver une solution à long terme pour cette "armée de Daech en sommeil"», a déclaré à Libé un porte-parole de la coalition dirigée par Washington, insistant sur le fait que «le rapatriement des combattants terroristes étrangers dans leur pays d'origine pour qu'ils soient poursuivis en justice est le meilleur moyen de les empêcher de retourner sur le champ de bataille ou de se réengager dans le terrorisme».
Hassaké est le plus grand centre de détention pour jihadistes de la région - et donc du monde. Certains individus qui doivent être particulièrement surveillés y sont détenus. L'organisation terroriste s'est déjà montrée capable d'organiser des évasions par le passé, et il est à craindre qu'elle le soit toujours. En septembre, le défunt «calife» Abou Bakr al-Baghdadi diffusait un enregistrement sonore à l'intention de ses partisans, les exhortant à «faire tout leur possible pour libérer [les membres détenus] et démolir les murs qui les restreignent». De nouveaux murs tomberont-ils ? «Il est évident que l'EI cherche à profiter de l'instabilité actuelle. Cependant, il n'y a aucune indication que le groupe travaille activement sur des évasions», assure une source sécuritaire occidentale active dans la région.
Coincés dans les limbes d’un théâtre de guerre, ces détenus disent attendre un rapatriement ou la mort. Mais, même là, la destination est inconnue. L’emplacement du cimetière pour prisonniers de Daech, dans le nord-est syrien, est secret - et les tombes, anonymes. S’il est impossible de vérifier indépendamment combien de reclus ont déjà trouvé la mort en détention, certaines de nos sources parlent de plusieurs centaines de décès depuis la chute du «califat» en mars. Mauvais traitements, actes de torture, malnutrition, blessures antérieures et manque d’accès aux soins de santé semblent être les principales causes d’un taux de mortalité décrit comme vertigineux.