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Libération
Analyse

Israël-Palestine : les desseins de Trump

Conflit israélo-palestiniendossier
Le président américain a révélé mardi sa «vision» pour régler le conflit israélo-palestinien. Un plan précis et ultra-favorable aux Israéliens, ouvrant la voie à l’annexion imminente d’une partie des Territoires palestiniens par l’Etat hébreu.
Illustration par Léon Maret. Prochain ouvrage à paraître en avril, «Papa aux enfers» (2024). (Léon Maret)
publié le 29 janvier 2020 à 20h56
(mis à jour le 29 janvier 2020 à 21h01)

«Il n’y a pas de plan !» Ainsi ricanaient les experts et les diplomates à chaque report de la présentation du «deal du siècle» promis depuis 2017 par l’imprévisible président américain, Donald Trump, qui n’avait pas trouvé de plus brillante idée que de confier la résolution du plus insoluble des conflits - «le plus difficile des challenges !» - à son gendre, le novice Jared Kushner. Moqueries mal informées, d’un autre âge, d’une autre ère. Celle des résolutions de l’ONU et des mantras autour d’une solution «juste et négociée» pour les Israéliens et Palestiniens. Car non seulement il y a un plan, mais il est extrêmement détaillé. Cent quatre-vingts pages, en comptant cartes et annexes, qui, sous prétexte de réinventer la paix, pulvérisent des décennies de paramètres et de consensus internationaux, pour entériner le fait établi de la colonisation des Territoires palestiniens et la putréfaction des accords d’Oslo. En un mot, sous couvert de présenter «la solution à deux Etats la plus réaliste», la victoire - idéologique et territoriale - de la droite israélienne. Ce n’est pas un hasard si le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a qualifié la proposition américaine de «chemin vers une paix durable», reprenant le titre de son brûlot écrit il y a vingt ans contre les accords signés par son prédécesseur Yitzhak Rabin avec Yasser Arafat.

Mardi soir, dans un des salons exigus de la Maison Blanche, Donald Trump, «dealmaker» ultime (selon lui-même) et «plus grand ami qu'Israël ait jamais eu» (selon Nétanyahou), a dévoilé sa «Vision» du règlement du conflit israélo-palestinien. Avec un «V» majuscule, comme dans le fascicule officiel. Un exposé présenté en tandem avec Nétanyahou, sans aucun représentant palestinien dans leur champ de vision. Rien de neuf : ni Trump ni «Bibi» n'en ont rencontrés ces deux dernières années. Les deux hommes s'étaient répartis les rôles. Les grandes lignes et l'évocation d'un éventuel Etat palestinien croulant sous les conditions et les concessions pour Trump ; les détails et les promesses d'annexion imminente pour Nétanyahou. Aucun des deux n'a justifié l'impérieuse urgence de ce lever de rideau. Le moment est pourtant troublant, à cinq semaines des législatives israéliennes, les troisièmes en un an («la plus longue élection de tous les temps !» a raillé Trump). Et alors qu'à l'autre bout de Pennsylvania Avenue, les sénateurs américains se penchaient sur la destitution du Président, pendant qu'en Israël, le procureur général transmettait au tribunal compétent la triple inculpation formelle du Premier ministre israélien peinant à se faire réélire.

«Déraciné»

En revanche, sur les aspects les plus épineux du conflit, le document de l'administration américaine est extrêmement précis. Voire brutal envers les Palestiniens. Ainsi, Jérusalem, comme l'avait promis Trump lors de l'annonce du déménagement de l'ambassade américaine fin 2017, doit rester l'«indivisible» capitale d'Israël. Les Palestiniens devront se contenter d'une capitale «à l'est de Jérusalem», et non à Jérusalem-Est. C'est-à-dire de l'autre côté du mur de séparation, par-delà les dominos de béton hauts de 8 mètres (qui ont vocation à rester), dans les bourgs palestiniens parmi les plus insalubres, comme Abou Dis et Shuafat, que l'équipe de Jared Kushner suggère de rebaptiser Al-Quds (le nom arabe de Jérusalem). Au sujet des lieux saints de Jérusalem, les auteurs ébauchent une contradiction hautement explosive. S'ils mentionnent leur attachement au statu quo actuel, ils appellent à la liberté de prière sur l'esplanade des Mosquées (le Mont du Temple pour les juifs), revendication phare des nationalistes religieux israéliens, farouchement combattue par les Palestiniens et les Jordaniens, gardiens du site.

«Aucun Israélien, ni aucun Palestinien ne sera déraciné», a promis Trump, proclamant la permanence des colonies israéliennes et mettant fin, selon Nétanyahou, au «gros mensonge» de leur illégalité aux yeux de la communauté internationale. «Vous reconnaissez la souveraineté d'Israël sur toutes les communautés juives de la Judée et Samarie [nom biblique de la Cisjordanie, ndlr], les grandes comme les petites», a souligné le Premier ministre israélien, qui entend lancer dès dimanche le processus d'annexion de ces localités ainsi que de la vallée du Jourdain, le grenier de la Palestine longeant la Jordanie, zone «vitale» pour la sécurité d'Israël selon lui. Mais les juristes israéliens doutent de la capacité de Nétanyahou à prendre une décision aussi lourde de conséquences, alors qu'il n'est que Premier ministre intérimaire. Même l'ambassadeur des Etats-Unis à Jérusalem, David Friedman, soutien revendiqué des colons, a rétropédalé. Après avoir assuré que, du point de vue de Washington, Israël pouvait annexer sans attendre, il est revenu sur ses propos mercredi, tempérant les ardeurs israéliennes, évoquant la nécessité d'une «délibération en bonne et due forme». Et de rappeler qu'Israël doit s'engager en contrepartie à geler toute nouvelle construction pour quatre ans, temps accordé aux Palestiniens pour revenir sur leur rejet.

Vieilles chimères

Comme le stipule le document, la sécurité d'Israël - définie selon des critères édictés par Israël - a la «primauté» sur la souveraineté palestinienne. Dans ces conditions, à quoi serait réduit l'Etat palestinien ? Conditionné à reconnaître Israël comme «Etat juif», à démilitariser et à renoncer au contrôle de ses frontières, son espace aérien et ses ressources aquifères, la nation palestinienne serait constituée de trois gros cantons sur 70 % de la Cisjordanie, reliés par des déviations et des tunnels «dernier cri» slalomant entre une quinzaine de colonies «enclavées», ainsi que de la bande de Gaza. Soit la Palestine réduite à un «archipel», comme mettent en garde depuis des années les militants anti-occupation. En compensation, en plus des 50 milliards de dollars (45 milliards d'euros) d'aides à un évasif «développement régional», les Palestiniens se voient promettre quelques bouts du désert du Néguev, au sud de Hébron et le long du Sinaï. Ainsi qu'un paquet de vieilles chimères : autoroute souterraine Gaza-Cisjordanie, île artificielle avec aéroport au large de Gaza, station balnéaire trois étoiles sur la mer Morte…

Plus pernicieux, le tracé de la «carte conceptuelle» de l'équipe Kushner englobe dans l'Etat palestinien plusieurs localités du nord d'Israël, dont Umm al-Fahm, capitale officieuse du «Triangle arabe». Vieux rêve de la droite ultranationaliste israélienne à la Avigdor Lieberman, qui souhaite depuis longtemps se débarrasser de ces citoyens prétendument «déloyaux». Sur la question des réfugiés palestiniens, «il ne doit y avoir aucun droit au retour ou d'absorption […] en Israël». Pour justifier cette position radicale, l'administration américaine estime que le conflit a fait le même nombre de «réfugiés juifs», soulignant les souffrances de ceux qui «furent forcés de quitter les pays arabes ou musulmans à la création d'Israël». Et évoque même la question de la compensation de ces derniers pour leurs biens perdus, tout en l'excluant pour les Palestiniens.

Sans surprise, le président palestinien, Mahmoud Abbas, a catégoriquement rejeté ce plan, fruit d'une «conspiration» et «destinée aux poubelles de l'histoire», lors d'une session extraordinaire à la Mouqata'a, où étaient conviées les factions islamistes du Hamas et du Jihad islamique, rivales du Fatah d'Abbas, dans une rare démonstration d'unité. Mais la rue palestinienne ne s'est pour le moment pas mobilisée, hormis quelques centaines d'activistes à Ramallah ou Gaza, qui ont brûlé des mannequins à l'effigie de Trump et jeté des chaussures sur son portrait. Alors que les factions débattent encore de la forme que doit prendre leur riposte, les rassemblements suivant la grande prière du vendredi, moment traditionnel des embrasements, serviront de baromètre au ressentiment palestinien.

Du côté de l'Europe, réactions a minima, entre refus poli et rappel des grands principes. A l'instar du Quai d'Orsay qui, dans un communiqué timoré, a «salué les efforts» de Trump et promis d'étudier «avec attention le plan de paix présenté», tout en répétant son attachement au «droit international» et aux «paramètres internationalement agréés». Echos d'une langue morte à l'heure «où la force l'emporte sur le droit sur la scène internationale, avec le retour des mâles alpha du troupeau», comme le concédait en off un haut diplomate européen quelques semaines avant la révélation du plan Trump. Plusieurs virages notables malgré tout, notamment dans le monde arabe. Si la Jordanie, directement touchée par l'annexion de la vallée du Jourdain, s'est opposée sans détours, l'Egypte a appelé Israéliens et Palestiniens à «étudier attentivement» le plan, que les Saoudiens ont dit «apprécier». Quant aux ambassadeurs des Emirats arabes unis, d'Oman et de Bahreïn, ils étaient à Washington au côté des partisans de Trump et Nétanyahou pour la révélation de la «Vision».

«Vous avez perdu»

A l'inverse, la sénatrice américaine Elizabeth Warren, l'une des favorites des primaires démocrates, a qualifié le plan d'«arnaque» et de «coup de tampon pour l'annexion», promettant de s'y opposer «sous toutes ses formes». En Israël, l'opposition la plus stridente ne vient pas de la gauche, inaudible, ni même de Benny Gantz, rival de Nétanyahou reçu par Trump lundi, mais de l'extrême droite messianique.

Pour les partisans du «Grand Israël», l’annexion des colonies est un minimum. Et un Etat palestinien, même insignifiant, une hérésie. «Tout doit être pris, et maintenant», a déclaré le ministre de la Défense Naftali Bennett, ténor des nationalistes religieux. Derrière la promesse d’un «deal gagnant-gagnant», la majorité des analystes voient les termes d’une reddition des Palestiniens. «Réduit à son essence, le message aux Palestiniens est le suivant : “Vous avez perdu, passez à autre chose”», a résumé Robert Malley, président-directeur de l’International Crisis Group, et ancien conseiller de Barack Obama pour le Proche-Orient.