C'était il y a 1 317 jours. Un vendredi aussi. Ce 24 juin 2016, à 8 heures, le soleil brillait sur Londres. On était dans les bureaux de Tony Blair, en plein cœur de la capitale. L'ex-Premier ministre travailliste était entré dans la pièce, le visage gris et blême, les yeux cernés après une nuit blanche, celle du référendum sur le Brexit. Visiblement sonné. Le Royaume-Uni venait de décider de quitter l'UE, le Premier ministre David Cameron, qui avait pris la décision-pari de convoquer ce référendum, venait de démissionner. A Libération et une poignée de journalistes européens, Blair avait confié sa tristesse «pour le pays et pour l'Europe».
La boucle est bouclée. Vendredi, le Royaume-Uni a vécu ses dernières heures de membre de l’UE. Dans d’autres bureaux mais toujours au centre de Londres, Blair arrive, l’air plus reposé. La tristesse est toujours là, mais aussi une forme de détermination.
Quel est votre sentiment, en ce jour historique ?
Nous sommes où nous sommes. Cela ne sert à rien d’épiloguer. Nous devons forger un nouvel avenir pour notre pays et une nouvelle relation avec l’Europe. Il n’y a plus le choix. Je ne pense pas que les Britanniques, ni de fait les Européens, nous remercieraient si nous continuions à dire à quel point cette décision est terrible. Bien sûr, je la regrette profondément, politiquement, émotionnellement. Mais ce qui est fait est fait. Le défi immédiat est de trouver un accord commercial et comment établir une relation de proximité avec l’Europe.
Ce moment est-il une rupture, un basculement ?
C’est une décision qui change notre destinée. Et que je regrette profondément, parce que je ne crois pas que le Royaume-Uni puisse être mieux ailleurs qu’au cœur de l’Europe. Mais nous devons porter un regard historique sur la situation. L’UE ne se désintégrera pas. Elle va se maintenir. Elle va même probablement, au fil du temps, se renforcer. Le Royaume-Uni peut altérer sa relation politique avec l’Europe mais pas ses liens historiques et géographiques. Il existe deux directions vers lesquelles le Royaume-Uni peut se diriger. D’un côté, le Brexit peut offrir une sorte de vision étroite et nationaliste de l’avenir du pays. Et il est sûr que certains souhaitent cela. De l’autre, nous pouvons choisir de rester un acteur indépendant global, avec une approche ouverte sur le monde.
Qu’attendez-vous des négociations sur l’accord commercial avec l’UE ?
Tout dépendra de l’attitude du gouvernement britannique. Ce sera difficile parce qu’il souhaite un arrangement proche de celui que l’UE a avec le Canada, et pas un copié-collé sur le modèle norvégien. Or, pour les Européens, cela représente un défi beaucoup plus compliqué parce que les relations avec le Canada sont moins intenses et que le pays est à des milliers de kilomètres. Alors que nous, nous restons au seuil de l’Europe. L’UE sera forcément plus inquiète des éventuelles divergences sur les régulations et de ce qui pourrait être perçu comme une compétition déséquilibrée venant du Royaume-Uni qu’elle le serait venant du Canada.
Deux choses pourraient simplifier la situation. D’abord, si le Royaume-Uni se montre très clair sur le fait que le droit théorique de diverger est différent de la décision pratique de diverger. Nous devrons choisir avec beaucoup d’attention les domaines où nous pensons vraiment qu’une divergence serait bénéfique et ceux où rester alignés serait dans notre intérêt. Parce que plus les divergences pratiques seront importantes, plus dures seront les négociations.
Le second point est qu’il est essentiel que nous ne répétions pas les mêmes erreurs que lors de la première phase des négociations, qui a montré un leadership politique très peu porté sur le détail précis des négociations.
Pensez-vous que ces négociations seront facilitées par l’imposante majorité parlementaire dont dispose Boris Johnson ?
Oui, en un sens, parce que cette majorité lui offre un espace politique, mais ça ne change rien aux paramètres fondamentaux des négociations. Elles seront complexes. Le délai est extrêmement ambitieux. Il est possible d’arriver à régler le gros des négociations mais cela demande de définir très tôt quels sont les domaines où il ne devrait pas y avoir beaucoup de changements. D’où l’importance d’avoir une idée claire de nos objectifs. Et de s’attacher aux détails au niveau politique, et pas seulement bureaucratique.
Je pense que du côté européen, ils abordent ces négociations avec beaucoup de bonne volonté mais espèrent aussi des Britanniques une approche différente de celle de la première phase, avec un agenda clair. Pendant la première phase, nos homologues européens semblaient perplexes face à ce que les Britanniques souhaitaient. J’ai peut-être tort, mais je ne crois pas que nous aborderons ces négociations de la même manière.
Vous êtes donc plutôt optimiste ?
Nous pourrions, en parallèle des négociations, commencer à travailler sur les domaines dans lesquels nous voulons vraiment coopérer avec l’UE, non plus sur la base de lois communes mais d’intérêts et de valeurs partagées. Nous pouvons coopérer dans les secteurs de la défense et de la sécurité, de l’énergie et de l’environnement. Je pense aussi que la technologie est fondamentale, parce que l’Europe, y compris le Royaume-Uni, est face à un défi commun, qui est que la prochaine génération d’innovations technologiques viendra de Chine ou des Etats-Unis.
Vers où Johnson va-t-il emmener le pays ?
Je pense qu'il souscrit à la vision d'un Royaume-Uni comme acteur global ouvert sur le monde. Et n'est pas opposé à une relation proche avec l'Europe. Il a atteint son objectif politique. Il est Premier ministre. Il a obtenu une large majorité, il dispose de beaucoup d'espace. Les conservateurs vont vouloir garder les sièges dans le nord de l'Angleterre qu'ils ont arrachés au Labour… Dont le mien [à Sedgefield, ndlr] ! Ça a été horrible ! S'ils pensent garder ces électeurs en injectant, par exemple, plein d'argent dans les services publics, cela ne suffira pas. Parce que dans une économie post-Brexit, il va falloir se concentrer sur notre compétitivité. Ce sera compliqué de concilier les deux.
Parallèlement, il faudrait que le Labour se réveille. Mais je crois que le parti ne réalise absolument pas l’énorme fossé qui existe entre sa position actuelle et celle où il doit se placer pour pouvoir à nouveau gagner des élections. Il faudrait un Labour capable d’offrir une alternative valable, on n’en est pas là.