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Libération
Reportage

Afghanistan : mon voisin, ce taliban devenu fréquentable

Dans le Kunar, région frontalière du Pakistan, la lutte contre l’Etat islamique a pris un tour nouveau, avec la trêve tacite conclue entre les talibans et les forces gouvernementales. Et les paysans se sont mis à fraterniser avec leurs redoutables ennemis d’hier.
Check-point de l’armée afghane dans la province du Kunar, l’une des zones les plus sensibles du pays. (Photo Solène Chalvon-Fioriti)
publié le 3 février 2020 à 19h41

Sur la piste jonchée d’ornières qui file jusqu’au district de Chapa Dara, les check-points de l’armée afghane se répètent inlassablement. Derrière des barrages de sacs de sable, les soldats, kalachnikov au pied, paraissent tranquilles. La route située dans le Kunar, l’une des provinces les plus instables d’Afghanistan, frontalière avec le Pakistan, a pourtant longtemps été un coupe-gorge. En traversant le district de Dara-i-Pech, elle effleure la tristement célèbre vallée de Korengal, dite «vallée de la mort». Quarante-deux soldats américains ont péri entre ces replis montagneux sous les assauts des talibans, avant d’abandonner en 2010 le terrain aux insurgés, qui l’ont eux-mêmes perdu en début d’année dernière au profit de l’Etat islamique. Aujourd’hui, elle semblerait rebasculer du côté des talibans.

«Certains tronçons de la piste ne sont sécurisés que depuis un an», assure Hamid, un jeune soldat en poste sur un barrage. Car depuis un an, talibans et forces gouvernementales ont instauré une trêve dans la région, pour se concentrer sur leur ennemi commun : Daech. Arrivé en 2015 en Afghanistan, l'«Etat islamique du Khorasan» (du nom d'un territoire qui recouvrait jadis une partie de l'Asie centrale et du Sud) a recruté des milliers de combattants parmi des groupes extrémistes actifs en Afghanistan et au Pakistan. En plus de quatre ans, ils ont croisé le fer à d'innombrables reprises avec les maîtres des campagnes, les talibans, et les forces afghanes.

«Tant que Daech est là, il est l'ennemi numéro 1. Les talibans occupent la seconde place», résume le gouverneur provincial du Kunar, Abdul Sattar Mirzakwal. Grâce à la mohida («accord» en pachtoune), un terme encore non assumé officiellement par les deux parties mais repris de village en village, les adversaires d'hier se sont octroyé quelques zones de répit. Comme à Gulsalak, où ils semblent presque fraterniser.

Colosse enturbanné

Dans ce bourg planté sur une pente douce, situé à quatre heures de la capitale provinciale, Asadabad, près de 200 des 1 500 habitants sont des talibans, estime Maulwi Ibrahim, ou «Mollah noir», un colosse enturbanné qui se dit lui-même «ancien sympathisant» des insurgés, et qui officie dans une petite mosquée. La plupart sont encore actifs, selon le religieux. Mais après dix-huit ans de guérilla féroce contre les forces de sécurité afghanes, leur objectif a changé. Désormais ils partent au combat, armes à la main, sous les yeux des paysans et des soldats tenant les check-points. Laissant le travail de leur terre à la charge de leur famille.

Basirullah veille ainsi sur sa mère et ses onze frères et sœurs en l'absence de son père parti guerroyer. Le jeune homme aux traits graciles se dit «très fier» d'être le fils d'un taliban. «Depuis l'accord il y a un an, je serre la main des militaires aux barrages, dit-il. Mon père m'y a encouragé.» Sa mère, Gulaba, qui agite dans ses bras un nourrisson rigolard, tient le même discours. Depuis sa ferme à l'intérieur douillet et bien chauffé, la jeune mère au foulard menthe, dont cinq des filles vont à l'école de Gulsalak, est «très heureuse» que son mari combatte Daech : «le mal», «des hommes cruels qui s'en prennent aux femmes et aux enfants».

Nez et doigts tranchés

Leur voisin Atta-Ur-Rahman, un jeune père de 23 ans, est également taliban. Lui raconte s’être enrôlé tardivement, après que son frère et son neveu furent suppliciés, nez et doigts tranchés par des soldats de l’EI, lorsque ces derniers prirent contrôle d’une mine alors tenue par les talibans, dans la «vallée de la mort». Cet ancien berger au débit tranquille et au regard fuyant appartient à présent à une unité de 67 combattants, déployée par périodes à Chalas, l’une des deux vallées du Kunar où l’EI est très actif.

«Les combats sont de moins en moins fréquents», remarque-t-il, signe que Daech perd du terrain, a fortiori depuis que les bombardements américains et afghans s'intensifient dans la province - ce que corroborent les observateurs. Le Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS), un groupe de recherche de Washington, estime ainsi que l'EI ne comptait plus que 600 à 800 hommes fin 2018 en Afghanistan, contre 3 000 à 4 000 deux ans plus tôt. Autant d'ennemis des talibans. «Avant, on traitait les soldats d'infidèles, reconnaît Atta-Ur-Rahman. Mais à côté de la cruauté de Daech, les gens du gouvernement sont des gens bien.» Désormais, ajoute-t-il, «ils nous laissent traverser les territoires que l'armée contrôle. Pour certaines routes, c'est très pratique, car avec la neige, les sentiers de montagne sont très difficiles».

Ces cinq sœurs vont à l’école de leur bourg, Gulsalak, dans le Kunar. Elles sont les filles d’un taliban, au combat depuis quinze ans.

Photo Solène Chalvon-Fioriti

Des laissez-passer que le gouverneur de la région refuse d'admettre, tout en affirmant qu'à part «de petits accrocs», les talibans et le gouvernement ne s'affrontent plus dans la région. Tout juste concède-t-il «des médiations au niveau régional qui n'existent pas partout en Afghanistan». Du côté des autorités talibanes, on observe la même réserve, alors que le «gouverneur fantôme» de la province, soit l'alter ego du représentant civil, est lui-même suspecté d'avoir scellé ce pacte. Contacté par Libération, l'homme refuse de commenter une quelconque coopération avec l'ancien ennemi.

Au téléphone, le porte-parole taliban Zabiullah Mujahid reconnaît, lui, une collaboration civile accrue avec les autorités afghanes «dans le domaine de la santé et de l'éducation». «Certains ateliers et séminaires sont facilités», commente-t-il, en niant tout accord militaire. Bien au contraire, le gouvernement soutient l'EI dans certaines zones de la province du Kunar, affirme-t-il. «Quand nous reprenons des zones à l'EI ou que nous les assiégeons, les chars de l'armée font barrage et les placent hors de notre portée !» soutient Zabiullah Mujahid… Une façon de décrédibiliser davantage la présidence de Kaboul, dont le mouvement insurrectionnel a toujours réfuté la légitimité. Le mouvement soigne de fait au mot près sa communication alors qu'il négocie depuis plus d'un an avec l'«envahisseur» américain à Doha, où un accord semble proche : Washington, qui a chassé les talibans du pouvoir en 2001, accepterait de retirer ses soldats en échange de garanties sécuritaires des rebelles. Un cessez-le-feu entre les deux parties est également discuté. Mais les insurgés ont refusé que les autorités afghanes participent aux pourparlers.

«Rancœurs, menaces»

A l’ombre des mûriers jaunis, Gulsalak abrite également une grosse dizaine de talibans repentis. Eux ont profité d’un programme d’amnistie du gouvernement ces dernières années, qui leur garantit une enveloppe variant de 5 000 à 10 000 afghanis (59 à 118 euros) et de l’aide pour trouver un travail. Le programme est mené par les autorités locales. Avec plus au moins d’efficacité.

Farouk, ancien cadre taliban, est «repenti» depuis deux ans, mais il attend toujours son solde. L'homme était chargé de récolter l'impôt auprès des mines de tourmaline, une pierre semi-précieuse. Comment cohabite-il avec ses anciens et nouveaux ennemis ? «Ce n'est pas facile. Il y a des rancœurs, des menaces… Nous nous surveillons beaucoup les uns les autres.» Une vision moins bucolique du village ressoudé, donc. Mais la réconciliation est possible, là encore, autour de l'ennemi commun : «Daech, ils ont soif de sang, beaucoup sont étrangers, lance Farouk. Nous, nous étions très proches de nos ennemis, nous avions la même culture, nous sommes des hommes de la montagne. Alors la mohida est la meilleure chose qui puisse nous arriver.»

Ferme brûlée

Pour Suleyman (le nom a été changé), ex-combattant de l'Etat islamique, la repentance a une autre saveur. Cet ancien fermier de Gulsalak avait rejoint le «califat» car son frère, imam, en chantait les louanges. Comme lui, une trentaine d'hommes de la vallée s'étaient engagés pour faire la chasse «aux infidèles» et «aux faux musulmans». Daech reproche aux talibans de pratiquer une interprétation dévoyée de l'islam, trop proche des coutumes pachtounes qu'il juge hérétiques. Certains de leurs soldats, comme Suleyman, les blâment aussi de travailler pour le Pakistan, l'un des trois pays à avoir reconnu le gouvernement taliban entre 1996 et 2001, que Washington et Kaboul accusent de soutenir les insurgés.

Mais après plus d'une année passée dans les rangs de l'EI, Suleyman a fait défection il y a quatre mois car ses anciens comparses «tuaient tous les civils». De retour à Gulsalak, il découvre que sa ferme a brûlé. Sur les conseils du malik (chef tribal), il prend la fuite, emmène sa famille à Jalalabad. Aujourd'hui, il vend des épis de maïs sur un chariot de rue. Et n'a pas encore touché les 5 000 afghanis (59 euros) promis par le NDS (les services de renseignement afghans).

«La réconciliation avec ceux-là sera beaucoup plus difficile», admet Haji Ameer Mohammed, le vieux sage du village, qui lui a conseillé de partir. Bien que porteur de l'autorité du gouvernement, l'homme fait le distinguo entre les talibans et Daech. «A Gulsalak, les talibans nous ont moins taxés qu'ailleurs, alors nous ne les haïssions pas vraiment.» A cause des récoltes, particulièrement minces dans ces régions très escarpées, les talibans ont peu ponctionné les villages. Leurs revenus provenaient davantage des mines, dont les longues traînées blanchies griffent par endroits la montagne. Selon Ameer Mohammed, l'efficacité de l'«accord» est la preuve qu'«il n'y a pas de solution militaire à la guerre».

Khalid Haksar, chercheur au Sayara Research Program, l'un des rares instituts à documenter ces accords, est moins affirmatif : «Les mohida ont surtout lieu à des échelles très locales, entre des clans qui se connaissent. Rien n'est écrit ni officialisé, même si on constate clairement un assentiment silencieux des autorités des deux parties.» Que deviendra cet accord dans le Kunar lorsque Daech sera éradiqué ? Les alliés de circonstances se battront-ils à nouveau ? Le jeune berger taliban Attar-Ur-Rahman veut croire que ses semblables ont pris goût au bon voisinage : «Si Dieu le veut, nous resterons en paix. Nous retrouverons la vie tranquille du village.»