Le Sinn Féin n’a pas gagné les élections irlandaises. Pas vraiment. Mais, avec des premiers résultats exceptionnels, il a d’ores et déjà rudement modifié le paysage politique irlandais et sera en position d’influencer la formation du prochain gouvernement. La tâche sera complexe et pourrait prendre plusieurs semaines. Lors des dernières élections générales, en février 2016, il avait fallu attendre soixante-trois jours pour trouver un accord de gouvernement.
Pour la première fois de l’histoire de l’Eire, le petit parti républicain du Sinn Féin, situé très à gauche, s’impose comme un acteur essentiel de l’échiquier politique. Ses très bons résultats dans l’ensemble du pays ont été portés par le vote des jeunes et des plus défavorisés. Ils incarnent le désir de changement des électeurs, lassés par une alternance qui semblait jusqu’ici immuable entre les deux partis historiques et centristes du Fine Gael et du Fianna Fáil.
Lundi matin, alors que le décompte des bulletins de vote dans les 39 circonscriptions du pays devait reprendre après une interruption nocturne, aucun parti ne semblait en mesure de remporter une majorité absolue, soit 80 sièges sur les 160 que compte le Dáil (le Parlement). Traditionnellement, le député désigné «speaker» (président) de la Chambre ne prend pas part aux votes.
Joie
Le Sinn Féin pouvait déjà se féliciter d’avoir remporté les «votes de première préférence», avec 24,5 % des voix contre 22,2 % pour le Fianna Fáil et 20,9 % pour le Fine Gael, ce qui en soi représente une première historique. Le taux de participation s’est élevé à 62,9 %.
Pour Mary Lou McDonald, la dirigeante du Sinn Féin, ce succès est un cri pour demander «un changement». Cette élection met fin à «la frustration ressentie depuis longtemps par les électeurs face au système bipartite, où le Fine Gael et le Fianna Fáil se repassent alternativement le bâton du pouvoir», a-t-elle déclaré après l'annonce de sa réélection, dès le premier décompte, dans la circonscription de Dublin-Central.
Sa joie était sans doute teintée d’une petite déception. Echaudé par des résultats décevants aux récentes élections locales et européennes, le Sinn Féin avait décidé de limiter ses candidatures. Cette décision l’empêchera sans doute de prétendre au poste de Premier ministre.
Le Fine Gael et le Fianna Fáil, les deux partis centristes qui, depuis la partition de l’Irlande et son indépendance du Royaume-Uni en 1921, gouvernaient en alternance le pays, ont présenté plus du double des candidats. Selon les premières estimations, c’est le Fianna Fáil qui devrait remporter le plus de sièges, devant le Sinn Féin, reléguant en troisième place le Fine Gael, le parti du Taoiseach (le Premier ministre), Leo Varadkar.
Ce dernier a subi l’humiliation de n’être réélu Teachta Dála (député) qu’après le cinquième décompte dans sa circonscription de Dublin-West. Ses tentatives de mettre en avant son rôle dans les négociations récentes autour du Brexit n’ont pas eu l’impact espéré, ce sujet n’ayant pratiquement joué aucun rôle dans la campagne.
Le système électoral irlandais unique (avec Malte) est complexe et implique parfois plusieurs journées de dépouillement avant d’obtenir les résultats définitifs. Il s’agit d’un scrutin proportionnel à vote unique transférable. Les électeurs choisissent leurs candidats par ordre de préférence. Un candidat est élu député lorsqu’il a atteint le quota de voix fixé, qui varie selon les circonscriptions. Ensuite, plusieurs tours sont organisés pour répartir les voix restantes entre les autres candidats, en fonction de l’ordre de préférence. Les résultats définitifs ne devraient pas être connus avant au moins ce mardi.
Rhétorique
En principe, si finalement le Fianna Fáil remportait le plus de sièges, c'est Micheal Martin qui devrait prétendre au poste de Premier ministre. Mais tout dépendra des négociations entre les principaux partis. Le Fine Gael a pour le moment catégoriquement exclu de gouverner avec le Sinn Féin. En revanche, du côté de Fianna Fáil, Micheal Martin a clairement infléchi sa position en se disant «démocrate» et prêt «à discuter avec tous». Le Sinn Féin, lui, a laissé entendre qu'il aimerait tenter de former un gouvernement avec les petits partis, dont les écologistes des Greens qui devraient remporter plus de sièges que dans le précédent Parlement. Mais cette éventualité paraît aujourd'hui peu crédible.
Longtemps associé à la violence de l’organisation paramilitaire de l’Armée républicaine irlandaise (dont il a été l’aile politique pendant les trente années des «Troubles» en Irlande du Nord qui ont fait plus de 3 500 morts entre 1968 et 1998) et à ce titre paria de la politique irlandaise, le Sinn Féin s’est profondément transformé ces dernières années. Sous la houlette de Mary Lou McDonald depuis 2018, il a laissé un peu de côté sa rhétorique - et initialement sa seule raison d’être - sur la réunification de l’île d’Irlande pour s’emparer de sujets de société plus brûlants pour les Irlandais, comme la crise du logement et des sans-abri ou le système de santé. Une réussite au vu des résultats du week-end.