Indifférent au brouillard et aux bourrasques de neige, posté au pied d’un feu rouge de la banlieue de Concord, un homme salue les automobilistes et agite une pancarte appelant à voter Amy Klobuchar. Sur les bas-côtés, les ronds-points ou devant les maisons, des petits panneaux plantés dans la poudreuse égrènent les noms de la douzaine de candidats à la primaire démocrate qui se tient ce mardi dans le New Hampshire, petit Etat de la Nouvelle-Angleterre, dans le nord-est du pays. Mais pour cette deuxième étape du marathon électoral vers l’investiture du parti pour la présidentielle de novembre, les deux candidats arrivés en tête des caucus de l’Iowa, la semaine dernière, concentrent toute l’attention.
L’ex-maire de South Bend (Indiana), le centriste Pete Buttigieg, a remporté 14 délégués dans l’Etat du Midwest et le sénateur indépendant du Vermont, Bernie Sanders, socialiste revendiqué, 12, selon les derniers résultats publiés dimanche après des jours de cafouillage. Les deux candidats ont demandé lundi un recomptage.
Les deux sont également donnés favoris par les sondages dans le New Hampshire. Avec une longueur d'avance pour Sanders (26,6 % d'intentions de vote, contre 21,3 % pour Buttigieg). Suivent la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren (13,1 %), puis l'ancien vice-président Joe Biden (12,9 %), qui continue néanmoins à dominer les sondages nationaux. Si «Mayor Pete» et «Bernie» font campagne pour obtenir la nomination du même parti, les deux hommes sont aux antipodes. Leur programme, leur profil, leurs discours, leurs soutiens : ils incarnent deux voies idéologiques possibles, et contrastées, du Parti démocrate américain.
Bernie Sanders, le candidat des jeunes progressistes
Le réalisateur Michael Moore chauffe la salle de l'Opera House, un théâtre tout en dorures et velours rouge de Rochester, coquette ville de l'est du New Hampshire. «Les jeunes électeurs ont choisi Bernie parce qu'il se bat pour leur futur, lance-t-il, éternelle dégaine sweat à capuche-casquette-baskets. Avec tout le respect que je dois au sénateur, il ne se bat pas pour son futur : il est dans son futur !» Parade rigolade à la critique récurrente sur l'âge vénérable (78 ans) de Sanders et son état de santé (il a fait une crise cardiaque à l'automne). Le sénateur du Vermont est plébiscité par les jeunes démocrates, nombreux dans la salle ce samedi après-midi. Dans l'Iowa, les moins de 30 ans ont massivement voté pour lui. «Les jeunes d'aujourd'hui constituent la génération la plus progressiste de l'histoire de ce pays», a salué Sanders lors d'un gros meeting à l'université de Keene dimanche.
Régional de l’étape
Elu pour représenter à Washington l'Etat voisin du Vermont depuis trente ans (d'abord à la Chambre, puis au Sénat), Sanders est vu comme le régional de l'étape dans le New Hampshire, qu'il a largement remporté en 2016 face à Hillary Clinton avant d'échouer à la nomination du parti quelques mois plus tard. Le quasi-octogénaire joue de son image de grand échalas renfrogné aux discours austères, qu'il récite avec son inénarrable accent de Brooklyn : «La journée est chargée, je vais donc faire plus court que d'habitude, seulement deux heures.»
Lutte contre le changement climatique, critique du «système pénal brisé et du racisme systémique», augmentation du salaire minimum, défense des droits reproductifs, gratuité de l'université publique et annulation de la dette étudiante, assurance santé universelle… Pour ceux que sa «révolution socialiste» effraie, il présente son programme comme une réponse logique aux «besoins humains de base». Avec un slogan, «Not Me. Us» («Pas moi. Nous»), et un «stump speech», ce discours standard délivré à chaque événement de campagne, rodés depuis bien longtemps.
«Il dit la même chose depuis quarante ans, sourit David, un jeune ingénieur de Rochester. C'est ça que j'apprécie chez lui : sa constance, et le fait qu'il soit incorruptible. Et puis franchement, il est plus en forme que moi !» affirme-t-il, désignant du menton une paire de béquilles posées contre son siège. Il n'a pas hésité une seconde avec d'autres candidats : «Le centrisme, c'est bien pour les gens qui ont des actions en Bourse, mais pas pour tous les autres.» Sa voisine entre dans la conversation. Enseignante dans la région, toujours indécise quant à son vote de ce mardi, Ann voulait entendre d'elle-même «ce que Sanders avait à dire», mais le juge «trop clivant et trop à gauche pour l'emporter en novembre». «Il a de belles idées mais ne sait pas comment les financer…» regrette-elle.
«Colistière idéale»
Fort de son armée de petits donateurs, qui lui ont permis d'annoncer des records de levées de fonds tout en refusant l'argent des gros donateurs, Bernie Sanders a aussi su attirer les soutiens de grands noms de la communauté artistique. Outre la présence de Michael Moore à ses côtés, Vampire Weekend et Bon Iver ont donné des concerts de soutien à sa campagne dans l'Iowa. Lundi soir, c'était au tour des Strokes de faire de même dans le New Hampshire. Surtout, le vieil homme blanc s'est entouré de femmes jeunes et issues des minorités. Des figures de la gauche progressiste, à l'instar des élues de la Chambre Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib ou encore Ilhan Omar, qui interviennent lors de ses meetings et l'ont remplacé quand il était coincé à Washington pour le procès en destitution de Trump. Ou encore l'une des coprésidentes de sa campagne, Nina Turner, ancienne élue du Sénat de l'Ohio, une Afro-Américaine de 52 ans qui introduit le sénateur avec l'énergie d'une prédicatrice infatigable. Carol, une retraitée bénévole pour la campagne de Sanders, voit en elle une «future colistière idéale pour Bernie».
S'il critique ses rivaux parce qu'ils prônent des «demi-mesures», Bernie Sanders est peu enclin à utiliser ses discours pour tacler les autres démocrates. Il n'a cependant pas raté Buttigieg ce week-end : «J'aime bien Pete, c'est un type sympa et intelligent. Mais si on doit être sérieux à propos du changement politique aux Etats-Unis, ça ne peut venir de quelqu'un qui récolte beaucoup d'argent auprès de PDG de l'industrie pharmaceutique.»
Le socialiste semble déjà passé à l'étape suivante, l'élection de novembre. «Nous ne devons pas nous contenter de battre Trump, lance-t-il à ses soutiens. Not Me. Us» n'est pas juste un joli slogan à coller à l'arrière de sa voiture : c'est un message politique et moral de transformation de l'économie et de la société.»
Pete Buttigieg, le porte-voix surprise des centristes
Apeine monté sur l'estrade du gymnase d'un collège de Dover, tout près de la frontière avec le Maine et de la côte Atlantique, dimanche, Pete Buttigieg pare les coups. L'ancien édile de South Bend (Indiana), 38 ans, défend «l'efficacité» des maires, critique le dédain «des élites de Washington qui n'écoutent pas les petites villes», de son habituelle voix douce et posée. La veille, la campagne de Joe Biden, aux abois après son mauvais score dans l'Iowa, a diffusé une vidéo particulièrement piquante, moquant le manque d'expérience politique de «Mayor Pete», et comparant son bilan de maire (ponts illuminés, voirie rénovée), avec les accomplissements nationaux et internationaux de Biden en tant que sénateur puis vice-président d'Obama.
Le slogan de campagne de Buttigieg est affiché sur le pupitre : «Turn the page», «tourner la page». Pour un changement générationnel, et pour installer quelqu'un qui ne serait pas issu du sérail, à la Maison Blanche (lui). Envoyer l'ère Trump aux oubliettes. Mais aussi, mettre fin aux divisions du pays : Buttigieg multiplie les mains tendues aux électeurs indépendants et républicains modérés, leur donnant rendez-vous à la présidentielle de novembre.
Fort de son expérience de «maire démocrate dans un Etat rouge [républicain, ndlr]», où il n'avait d'autre choix que de «travailler avec l'autre bord», il espère séduire les «futurs-ex-républicains», formule qu'il répète à l'envi, d'un meeting à l'autre. «Dieu n'est pas l'apanage d'un parti politique», en est une autre, lui qui met souvent en avant sa foi chrétienne et sa bonne connaissance de la Bible.
«Calme et réfléchi»
Sans craindre l'oxymore, Pete Buttigieg emploie «audace» et «bon sens» dans la même phrase. Vétéran, polyglotte, gay, deux fois plus jeune que Sanders (ou Biden), Pete Buttigieg séduit les électeurs démocrates les plus modérés. Inconnu nationalement il y a à peine un an, la campagne du candidat aux airs de jeune premier, «très articulé», comme aiment à le décrire ses supporteurs, trouve de l'écho dans les banlieues blanches des Etats ruraux du pays. Comme ses concurrents, il a sillonné le New Hampshire, de villes en villages endormis sous la neige, de réunions publiques en rencontres plus informelles dans des bars ou des cafés.
«Vivre dans une Amérique ennuyeuse, ça me manque ! lance Fawn, agente immobilière à Dover, croisée au meeting de Buttigieg. Je voudrais pouvoir me réveiller dans un pays où je n'ai pas peur d'allumer la télé le matin.» Inscrite comme électrice indépendante, elle hésite encore entre Buttigieg, dont elle apprécie le «tempérament calme et réfléchi», et la sénatrice du Minnesota Amy Klobuchar, parce qu'elle a «plus d'expérience que lui».
Vicky, qu'elle vient de rencontrer en arrivant dans le gymnase - «ça fait du bien, pour une fois, d'avoir des conversations calmes sur la politique», note-t-elle -, est, elle, convaincue par «Mayor Pete» pour sa «capacité à rassembler le pays. […] Et à l'international, il sera parfait avec les chefs d'Etat étrangers». Dans la foule, d'autres, à l'instar de Parker, un menuisier de Dover, voteront «pour celui ou celle qui est capable de l'emporter en novembre face à Trump». Sa fille sur les épaules, il fait la tournée des événements politiques du week-end - il a déjà vu Amy Klobuchar, Andrew Yang, et Elizabeth Warren -, pour «voir comment la foule réagit et [s] e déterminer en fonction».
Laura, une enseignante quadragénaire, avait voté pour Bernie Sanders en 2016. «Mais il a viré trop à gauche, et je ne crois pas que sa base de soutiens soit assez large, avance-t-elle en remettant son bonnet, une tresse de chaque côté, à la fin du meeting. En faisant du porte-à-porte pour Pete, je me suis rendu compte qu'il passait très bien auprès de certains républicains et des indépendants. Il a des idées courageuses, mais a une façon modérée de les présenter, ce qui rassure tout le monde.»
«Pas à la mode»
Micro en main, le regard sûr, Buttigieg affirme vouloir réduire la dette publique (abyssale) des Etats-Unis, «même si ce n'est pas à la mode dans les cercles progressistes». Face à l'assurance santé universelle et publique («Medicare for All») prônée par Bernie Sanders - «un plan si coûteux que le sénateur lui-même admet qu'il n'a aucune idée de comment le financer», a taclé Buttigieg -, lui veut laisser le choix aux Américains de garder leur assurance privée s'ils le désirent («Medicare for all who want it»).
«Je respecte le sénateur Sanders, mais quand je l'entends dire que soit vous êtes pour la révolution, soit vous êtes pour le statu quo, je trouve que c'est une vision de notre pays qui n'a plus sa place aujourd'hui, martèle-t-il. Le changement n'arrivera que si on travaille tous ensemble, et pas en disant : «Si vous n'êtes pas d'accord avec moi 100 % du temps, vous n'êtes pas dans mon camp.»» Les supporteurs de Sanders lui rendent bien : parce qu'il accepte l'argent des gros donateurs pour sa campagne, contrairement au sénateur du Vermont, ils le surnomment «Wall Street Pete».