Les derniers soubresauts de la tempête Ciara se font sentir contre les larges baies vitrées du tribunal judiciaire de Caen. L'édifice, sorti de terre il y a tout juste cinq ans pour remplacer l'ancien bâtiment jugé obsolète, pose déjà question parmi les juristes. Née d'un partenariat public-privé, l'enceinte illustre pour beaucoup la «déshumanisation» de tout un système. Salles de réunions exiguës, avocats mis à distance et configuration austère : pour les grévistes, pas de doute : ces éléments «préfigurent la violence de la justice».
A l'aide de vidéos captées sur leurs smartphones, beaucoup se remémorent la visite mouvementée de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, venue le 8 janvier consacrer la fusion décriée des tribunaux d'instance et de grande instance en un unique «tribunal judiciaire». Snobés alors qu'ils l'attendaient à l'entrée des lieux, les avocats ont alors mené un happening, vite repris par d'autres barreaux dans le pays : jeter leur robe noire aux pieds de la ministre, alors même qu'elle commençait son discours. Pour Nathalie Rivière, avocate du barreau de Caen, ce coup d'éclat s'est «décidé en un instant. Ce geste est l'exact reflet de notre colère. On est si fiers de porter la robe. La jeter à terre, c'est dire qu'on ne peut plus défendre dans ces conditions».
Au lendemain d’une séance au tribunal administratif marquée par une série de renvois refusés par le juge, les avocats mobilisés se réunissent petit à petit dans les couloirs du rutilant tribunal judiciaire de Caen. Devant la salle d’audience, on échange conseils et arguments avant un après-midi de comparutions immédiates. Après sept semaines de grève, les dossiers s’accumulent aux greffes, mais les avocats du barreau caennais restent déterminés. C’est au pénal que les effets de l’arrêt de travail sont les plus visibles. De même pour les audiences au tribunal correctionnel, avec des affaires prévues pour être jugées en novembre 2020 là où le délai normal des renvois se situe autour d’un mois. Environ 80 % des dossiers de chaque audience du tribunal correctionnel et de la chambre des appels correctionnels ont été renvoyés, soit plus de 700 affaires, auxquelles il faut aussi ajouter les comparutions immédiates, quasiment toutes reportées.
Cage de verre
Dans la cité de Guillaume le Conquérant, les défenses massives de prévenus se multiplient. Une stratégie de grève du zèle : des plaidoiries à rallonge s'instaurent, lors desquelles les avocats venus en nombre défendent un même prévenu et martèlent par la même occasion leurs revendications. Ce jour-là, dans la salle d'audience, l'homme est jugé pour conduite sans permis en état d'ivresse. Isolé dans une loge vitrée, il est exceptionnellement défendu par une quinzaine d'avocats. Pour Nathalie Rivière, cette cage de verre représente bien «la succession des réformes de la justice, qui ont entraîné une déshumanisation de la profession».
Elle l'assure : «On ne veut plus sentir la sueur des gens. D'où la multiplication des audiences à distance. Parfois en visioconférence avec des prévenus depuis leur cellule, ou bien comme cet homme, placé dans un box vitré. Il est bien plus facile de condamner quelqu'un à qui on ne fait pas face.» Cette défense exceptionnelle d'un prévenu est pour eux l'antithèse de ce qu'était devenu leur métier, avant la grève dure prononcée le 6 janvier. «Depuis des années, il n'y a que deux mots dans le vocabulaire des juges et de l'institution : les stocks et les statistiques, déplore Dominique Mari, avocate en droit du travail. Cela montre bien que la justice est entrée dans une logique de rendement, incompatible avec le temps nécessaire pour entendre la parole du justiciable. Certains juges vont jusqu'à nous proposer de ne pas plaider ou nous imposent des plaidoiries minutées.»
Pour les jeunes avocats qui s'investissent dans le mouvement, comme Hélène Kozaczyk, installée depuis un an dans la profession, le choix de faire grève n'est pas sans conséquence : «Depuis le début du mouvement, je ferme un peu les yeux sur ma trésorerie. On a conscience du péril dans lequel on se met. Car tant que les dossiers ne sont pas plaidés, ils ne sont pas payés.» Des discussions sont en cours à l'ordre des avocats pour mettre en place une caisse de solidarité, «à la manière des cheminots».
«Insuffisance»
A Caen, les avocats grévistes trouvent aussi du soutien chez certains magistrats qui ont récemment appelé à des rencontres avec le barreau. Pour Jean-François Villette, délégué régional du syndicat de la magistrature, «les décennies se suivent et se ressemblent. On est continuellement dans l'insuffisance de moyens. Les magistrats sont devenus les garants des objectifs chiffrés. La seule préoccupation est devenue l'économie budgétaire et cette réforme entraîne pour nous une perte d'indépendance». Marc Hédrich, conseiller à la cour d'appel de Caen et également membre du SM, abonde : «Notre tribunal judiciaire est dans un état lamentable. On en est à manquer d'exemplaires du code civil ou pénal pour les juridictions. Cela nous a étonné que la ministre choisisse Caen pour vanter les mérites de sa réforme et de ce tribunal qui va si mal.» Et le magistrat de s'inquiéter : «Beaucoup de confrères sont démobilisés dans leur travail ou font des burn-out.»