A Bobigny, les allées du tribunal connaissent un calme inhabituel. Un conseil interpelle Me Agathe Grenouillet, un pin's «avocat en colère» sur sa robe. Point sur la situation. «Ça se passe bien dans la 17e chambre, la juge a renvoyé d'office tous les dossiers», lance-t-il. «Pareil dans la 12e, sans débat en plus !» renchérit-elle. Un petit hic, soulevé par le premier : «Dans la 14e, ça me paraît plus compliqué…» «S'il y a un souci, tu nous appelles et on rapplique !» rassure Grenouillet. Depuis le début de la grève le 6 janvier, le barreau de Seine-Saint-Denis, et ses 600 avocats, vit au ralenti. Et au rythme de happenings viraux : comme ce 15 janvier, une quarantaine de tentes ont été plantées au cœur de la salle des pas perdus. L'un des modes d'action du barreau ? La multiplication des demandes de renvoi adressées lors des procès, qui vont venir alourdir, les mois à venir, un agenda déjà extrêmement chargé.
Sur 1 200 affaires audiencées en janvier dans la préfecture du 93, pas moins de 466 ont été renvoyées. A quand ? C'est la question. «Cela risque d'entraîner de nouveaux renvois puisque les audiences vont exploser. Il nous faudra au moins un an pour nous en remettre», s'alarme Fabienne Klein-Donati, procureure de la République. «A ce train-là, c'est plus un engorgement, c'est la noyade !» ironise une greffière.
«Catastrophique»
En Seine-Saint-Denis, là où les délais d'audiencement sont historiquement hors normes, la grève n'a fait qu'exacerber un phénomène d'engorgement existant depuis des décennies. «Bobigny était déjà une juridiction sinistrée avant même le mouvement de grève des avocats, martèle Agathe Grenouillet. J'ai un dossier qui va être jugé neuf ans après les faits.» Locaux inadaptés, manque de moyens, de greffiers, de magistrats pour vider ce que l'on appelle les «stocks», ces audiences en attente… Tous décrivent une situation «catastrophique» dans le deuxième tribunal de France en nombre d'affaires traitées.
«Nous n'avons pas les moyens de sa prétention. On fonctionne comme un tribunal qui serait le vingtième sur cette liste», se désole Grenouillet. «Impossible d'absorber ces sept semaines d'arrêt, on est toujours sur le fil», insiste Sophie Combes, magistrate et représentante du Syndicat de la magistrature. Pourtant, des moyens ont été débloqués pour désengorger la juridiction : des audiences supplémentaires ont été créées, les arrivées de 35 greffiers et 12 magistrats ont été amorcées et doivent s'étaler jusqu'au mois de mars. Une aide que «l'on ne verra pas» à cause de la grève, relativise la procureure. Sophie Combes nuance : «On peut saluer cet effort, mais cela ne suffit pas. Les besoins ici sont hors normes.»
Malgré les nerfs à vif et la fatigue qui commence à se faire sentir, la solidarité reste le maître-mot, à Bobigny. «On est tous dans la même barque», lâche Lucie Delaporte, vice-présidente chargée de l'instruction. Tous apportent leur soutien aux avocats dans leur combat. Même les greffiers, qui ont vu le nombre de leurs missions doubler depuis le début de la mobilisation. «On est le dommage collatéral de cette grève, se désole un fonctionnaire. Mais que voulez-vous ? Je comprends leur grève. A leur place, j'aurais fait pareil.» Même tonalité pour les magistrats, qui parlent de «combat légitime qu'il faut soutenir». «Quand on me demande des renvois, j'accepte», affirme la juge Sophie Combes. Ces bonnes relations entre avocats, magistrats et greffiers permettent que la mobilisation se poursuive sans accroc.
«Différences»
A Bobigny, «l'avocat de proximité», comme le décrit Agathe Grenouillet, le commis d'office «qui plaide des dossiers en comparution immédiate, qui bosse le week-end jusqu'à l'épuisement», est essentiel dans cette juridiction où 70 % des habitants sont éligibles à l'aide juridictionnelle. «Nous ne pouvons pas travailler sans eux», maintient Lucie Delaporte. Vendredi 14 février, une réunion était organisée dans l'enceinte du tribunal entre les différents acteurs. L'occasion pour les greffiers et les magistrats de renouveler leur soutien aux avocats, alors que les rejets des demandes de renvoi se multiplient : le taux global de renvois est ainsi passé de 42 % début janvier à moins de 30 % aujourd'hui, selon le parquet. «La grève dure commence maintenant», martèle l'avocate Meriem Ghenim. Qui appelle tout le monde à rester souder, coûte que coûte. «L'enjeu est tellement fondamental que les collègues mettent de côté les différences qu'il a pu y avoir par le passé, poursuit Cyril Papon, greffier et secrétaire général de la CGT des chancelleries services judiciaires. La garde de Sceaux essaye d'attiser des tensions entre nous. Dommage pour elle, ça ne marchera pas.»