Plus habitué à trancher des litiges de multinationales et autres grosses entreprises en difficulté, le tribunal des faillites du Delaware a reçu mardi le dépôt de bilan d'une organisation sans pareille: les Boy Scouts of America (BSA). Nouveau chapitre, si ce n'est épilogue, pour la plus vieille organisation de jeunesse américaine, 110 ans au compteur. Acculée par des centaines de plaintes pour abus sexuels, depuis les premières révélations, en 2012, de l'existence des «dossiers de la perversion» («perversion files»), des documents internes compilant les noms de nombreux agresseurs et victimes présumés depuis les années 1940. Publiés par le Los Angeles Times, ils montraient comment la direction avait couvert pendant des décennies de nombreux abus sexuels commis par des milliers d'encadrants bénévoles, et gardé secrètes ces listes. Les agresseurs n'ont, la plupart du temps, pas fait l'objet de signalement aux autorités, l'organisation se bornant à écarter les coupables supposés. Une experte engagée par les BSA pour auditer ces dossiers, qui a témoigné lors d'un procès l'an dernier dans le Minnesota, a identifié 7819 agresseurs et 12 254 victimes, pour des faits s'étalant de 1944 à 2016.
Ces derniers mois, des modifications législatives dans une douzaine d'Etats, allongeant les délais de prescription pour les agressions sexuelles sur mineurs, ont entraîné la multiplication des dépôts de plaintes. Près de 300 au civil sont en cours d'examen, et 1400 victimes présumées envisagent d'intenter des poursuites pour des faits qui remontent essentiellement aux années 1940 à 1980, selon les documents judiciaires déposés par les Boy Scouts of America. Pour faire face, l'organisation a donc choisi la procédure de sauvegarde, lui permettant de poursuivre son activité tout en mettant en place un fonds d'indemnisation des victimes d'abus sexuels, a-t-elle expliqué mardi dans un communiqué. «Les BSA prennent très au sérieux toutes les victimes d'abus et présentent sincèrement des excuses à toutes les personnes ayant subi un préjudice pendant leurs années chez les scouts, a déclaré Roger Mosby, le directeur général de l'organisation. Nous sommes choqués que des individus aient profité des programmes des BSA pour porter atteinte à des enfants. Si rien ne peut défaire ces abus tragiques subis par les victimes, nous croyons que [cette procédure de sauvegarde avec création du fonds] est le meilleur moyen d'indemniser les victimes de façon équitable et en préservant leur identité».
Aux Etats-Unis, les Boy Scouts ne sont pas les premiers à choisir une telle procédure: confrontés à des accusations similaires, de nombreux diocèses de l’Eglise catholique, ainsi que la Fédération américaine de gymnastique, se sont placés ces dernières années sous cette même protection de la loi américaine des faillites. Les BSA n’ont pas indiqué quel montant ils entendaient consacrer au fonds, qui prendra la forme juridique d’un trust et dont la création devra être validée par un juge, mais les médias américains l’estiment à un milliard de dollars. L’organisation nationale pourrait être contrainte de vendre une partie de ses biens fonciers et immobiliers, qui comptent notamment son siège à Irving (Texas), et un immense terrain de camping au Nouveau Mexique.
«C'est maintenant qu'on va connaître l'histoire, la sombre histoire des Boy Scouts», a avancé lors des audiences débutées mercredi au tribunal du Delaware l'un des avocats des plaignants, James Stang. L'intégralité des noms des agresseurs identifiés par l'organisation, en partie restés confidentiels, doit être versée au dossier, a-t-il insisté. L'autre «énorme combat» à mener, selon Paul Mones, un autre avocat des victimes, porte sur la participation financière au fonds de compensation des 261 branches locales des Boy Scouts, qui possèdent de nombreux biens fonciers (plus de 100 millions de dollars d'actifs selon l'avocat). L'organisation nationale les dépeint comme des entités administratives et financières autonomes, et ne les a pas inclues au dépôt de bilan. «C'est une indépendance sur le papier», a critiqué Paul Mones, affirmant que les Boy Scouts of America étaient une «société verticalement intégrée» exerçant une influence considérable sur les branches locales. Autre bras de fer: le délai prévu par le tribunal pour que les victimes déposent une demande de compensation, pour l'instant fixé à 80 jours, que les avocats jugent «totalement insuffisant». Depuis l'annonce de la procédure de faillite, ils racontent avoir reçu de «nombreux appels d'hommes bouleversés et en colère».
Astronautes, hommes d'affaires ou politiques américains: on sait qui, parmi les grandes figures des Etats-Unis, possède son insigne d'Eagle Scout, le plus haut grade des Boy Scouts of America. Gage de morale, de patriotisme, de bravoure et de goût du plein air, les biographies des récipiendaires ne manquent pas de le signaler, de Neil Armstrong à Steven Spielberg en passant par le président Gerald Ford, ou plus récemment deux anciens ministres de Donald Trump, Rex Tillerson et Rick Perry. Ce dernier a même écrit un livre pour tenter, à la fin des années 2000, de défendre les valeurs conservatrices de l'organisation et l'exclusion des homosexuels de ses rangs (On My Honor: Why the American Values of the Boy Scouts Are Worth Fighting For). Face aux critiques, à des procédures en justice, et à la baisse du nombre d'adhérents - aujourd'hui 2 millions de jeunes de 5 à 21 ans, soit moitié moins que dans les années 1970 -, l'organisation a finalement accepté, à partir de 2013, les scouts ouvertement gays, deux ans plus tard, les encadrants homosexuels, avant de s'ouvrir aux filles en 2017.
Un «monstre au milieu des petits garçons»
«On se racontait des histoires à faire peur autour des feu de camps, mais de vrais monstres rôdaient, guettant leurs proies innocentes, visages familiers et souriants que nous respections et en qui nous avions confiance, raconte Raymond, abusé à l'âge de 10 ans par un chef scout à Brooklyn (New York), dont le témoignage est relayé par les avocats d'Abused in Scouting, un consortium de cabinets représentant 1750 victimes âgées de 8 à 91 ans abusées pendant leurs années de scoutisme. On m'a promis des choses, permettant à mon monstre en uniforme scout de se nourrir de ma sexualité encore incomprise. A mes yeux d'enfant, cet homme était une personne de pouvoir, avec toutes ses médailles». Son agresseur lui a donné des responsabilités, relate-t-il, pour s'assurer de son silence. «Ce monstre au milieu des petits garçons a dévoré mon âme par deux fois, causant une grande confusion et une tristesse dans mon cœur. J'ai pendu mon uniforme dans mon placard et ne l'ai plus jamais remis», écrit Raymond.
«Nos clients souffrent de séquelles à vie de ces abus, insiste Tim Kosnoff, un avocat qui travaille sur cette affaire depuis plusieurs années et a cofondé Abused in Scouting. Et le nombre de plaignants continue de grossir chaque jour». Certains ont exprimé leur déception devant la procédure de sauvegarde, estimant que l'organisation se soustrayait ainsi à ses responsabilités et cherchait à éviter des procès. Mais pour Tim Kosnoff, cette procédure permet «d'ouvrir une possibilité à de nouveaux dépôts de plaintes, et peut être la seule opportunité pour certaines victimes d'obtenir justice», affirme-t-il à Libération, notamment dans les Etats qui n'ont pas réformé les délais de prescription. Nous espérons que l'organisation BSA en profitera, en plus de fournir une compensation aux victimes d'abus sexuels, pour dire la vérité en fournissant aux autorités toutes les informations contenues dans leurs fichiers à propos des agresseurs d'hier et d'aujourd'hui, mais également en réformant les programmes des BSA pour garantir la sécurité aux scouts actuels et futurs.»
Aujourd'hui, l'organisation garantit s'être «dotée d'une politique rigoureuse pour protéger la jeunesse» et assure «vérifier les antécédents de tous les bénévoles et le personnel». Mais la survie des BSA est désormais remise en cause, notamment si la procédure de sauvegarde se prolonge. «On peut se demander si les Boy Scouts auront les ressources nécessaires pour continuer à fonctionner alors que la faillite est en instance», s'interroge Tim Kosnoff. En octobre, l'adhésion annuelle est passée de 33 à 60 dollars, preuve de ses difficultés financières. L'effondrement du nombre de membres s'est accéléré en janvier, quand la branche mormonne de l'organisation, l'Église de Jésus‑Christ des Saints des Derniers Jours, a décidé de retirer ses centaines de milliers de jeunes des BSA au profit de sa propre organisation de jeunesse.
«Il est extrêmement décevant de voir les Boy Scouts se mettre sous le régime de sauvegarde, qui leur permet d'esquiver leur responsabilité face aux victimes», a regretté sur Twitter le sénateur de l'Etat de New York Brad Hylman. Cet élu démocrate a porté la loi de protection des victimes d'abus sexuels, leur donnant la possibilité de déposer plainte pendant un an pour des cas auparavant prescrits dans l'Etat. Lui-même Eagle Scout, Brad Hylman rappelle qu'«"Honneur" est le troisième mot de la Promesse des Boy Scouts».