C’est la troisième fois que les flashs crépitent au moment où les deux colosses se donnent l’accolade à Juba. La première, au moment de l’indépendance du pays, en 2011, voyait les anciens chefs de la guérilla séparatiste accéder à la tête du jeune Etat. La présidence pour Salva Kiir, l’homme au chapeau de cow-boy, la vice-présidence pour Riek Machar, et ses dents du bonheur. Des querelles de pouvoir, des rivalités dans le contrôle de la rente pétrolière, vont rapidement les séparer et plonger le Soudan du Sud, à peine né, dans une guerre civile sans fin.
La seconde photo a lieu en avril 2016. Riek Machar, de retour à Juba, retrouve son poste de vice-président. Cette paix-là durera moins de trois mois : à l'été, des combats éclatent dans les rues de la capitale entre les troupes de l'armée régulière et les ex-rebelles. Riek Machar prend la fuite, les affrontements s'étendent à tout le pays, souvent sur des lignes communautaires.
Enfants soldats
Le 12 septembre 2018, les vieux rivaux signent un nouvel accord de paix – le douzième du genre. Il prévoit notamment la formation d'un gouvernement d'union, pierre angulaire de la réconciliation. Après deux reports, celui-ci a finalement été trouvé samedi, quelques heures avant la deadline officielle. Troisième poignée de main devant les photographes, troisième prestation de serment de Riek Machar comme premier vice-président (quatre autres vice-présidents feront partie d'un gouvernement composé de 35 ministres). La comédie ne fait rire personne au Soudan du Sud : depuis 2013, la guerre a fait plus de 380 000 morts, selon une estimation de la London School of Hygien and Tropical Medicine, la moitié tués dans des combats ou des massacres, l'autre moitié victimes de famine, d'absence de soins et de déplacements forcés.
L'an dernier, les violences ont diminué. Mais elles n'ont certainement pas cessé. «Les forces gouvernementales ont été responsables de la plupart des attaques contre les civils, y compris des pillages, des violences sexuelles, des arrestations et des détentions arbitraires […] Les groupes armés ont aussi commis de sérieuses violations des droits humains, notamment le recrutement et l'utilisation d'enfants», pointe un rapport de la Commission des droits de l'homme des Nations unies publié le 31 janvier. Le Soudan du Sud compterait plus de 19 000 enfants-soldats. «La compétition violente pour les ressources pastorales a connu une escalade [dans plusieurs régions], soulignent les enquêteurs onusiens. Les conflits locaux dans tout le pays sont caractérisés par l'absence d'Etat de droit, la prolifération des armes lourdes et légères et l'échec de l'Etat à établir et encourager une identité nationale commune.»
Famine
En ce début d'année, 5,3 millions de Sud-Soudanais – soit 45% de la population – sont en état de «crise alimentaire» (la phase 3 de l'échelle de classification IPC, référence mondiale des ONG) ou d'«urgence humanitaire» (phase 4). La phase 5 est la famine : 40 000 personnes sont concernées. «Les forces gouvernementales comme les groupes armés ont poursuivi leurs politiques responsables de la famine dans les Etats de Wau et d'Unité, accuse le rapport des Nations unies. Elles sont partie intégrante d'une stratégie délibérée de privation des communautés ennemies de leurs ressources pour les forcer à la capitulation, de déplacement forcé des communautés de leurs terres ancestrales.»
Pourtant, la catastrophe humanitaire ne semble pas être pas la première préoccupation de Riek Machar et Salva Kiir. Le principal point de blocage, dans les discussions entre les deux hommes, résidait dans le découpage administratif du pays. Le nombre d'Etats qui doit composer le Soudan du Sud, une république fédérale, empoisonne les négociations depuis des années. Car derrière ce découpage se joue un contrôle des ressources, notamment pétrolières, sur des bases communautaires. «Le dernier accord de paix confirme le fait que le Soudan du Sud sera une addition de fiefs ethniques, déplore Mahmood Mamdani, de l'université new-yorkaise de Columbia. C'est la façon dont les Etats et les districts ont été conçus. Un groupe ethnique qui ne sera pas majoritaire dans sa région se retrouvera "sans abri" au sens politique.»
Vatican
Le président Salva Kiir a fait une concession majeure en acceptant de revenir aux 10 Etats qui avaient été décidés au moment de l’indépendance. Ces dernières années, il avait procédé à des modifications successives de la carte, allant jusqu’à en tracer 32. De son côté, Riek Machar a consenti à se placer sous la protection de l’Armée populaire de libération du Soudan – l’ancienne guérilla devenue armée nationale, mais qui reste sous le contrôle absolu de Salva Kiir – en rentrant à Juba. Ses troupes ne seront donc pas stationnées dans la capitale, ce qui avait constitué une source de tension majeure en 2016.
Le 11 avril dernier, le pape François s'était agenouillé pour baiser les chaussures cirées des deux dirigeants sud-soudanais. Il les avait invités au Vatican pour une retraite spirituelle de vingt-quatre heures. «Je vous demande, en tant que frère, de rester en paix, avait alors supplié le souverain pontife. Il y aura des conflits, des désaccords, mais gardez-les pour vous, à l'intérieur des bureaux. Devant le peuple, gardez les mains réunies. Alors, de simples citoyens, vous deviendrez les pères de la nation.» Ont-ils pensé aux mots du pape, samedi, pendant la cérémonie ? Riek Machar a évoqué «l'espoir d'un nouvel élan vers la fin de la souffrance du peuple». Salva Kiir a proclamé «la fin officielle de la guerre», promettant que la paix était désormais «irréversible».