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Histoire

Rwanda : de la gloire à la disgrâce, la mort mystérieuse de Kizito Mihigo

Le chanteur de gospel a été retrouvé sans vie dans sa cellule, quelques jours après son arrestation. Les autorités rwandaises évoquent un suicide mais l’enquête est toujours en cours.
Kizito Mihigo à sa sortie de prison, le 15 septembre 2018 dans les environs de Kigali. (Photo Cyril NDegeya. AFP)
publié le 23 février 2020 à 19h41

«Il suffit de voir sa photo pour que je pleure, c'est une perte énorme pour le pays», souffle une femme, la quarantaine, venue seule, dans une élégante robe bleu azur, assister samedi aux obsèques du chanteur Kizito Mihigo. Elle réconforte, serrée contre elle sur le banc de l'église de Ndera à Kigali, sa voisine en sanglots, une broche en forme de fleur aux couleurs du Rwanda accrochée à la poitrine. Plus d'un millier de personnes sont comme elles venues rendre un dernier hommage à la star du gospel locale.

Cette fois-ci, les chants liturgiques du chanteur ne résonnent pas dans la paroisse. La famille a préféré jouer un autre répertoire. L'homélie du prêtre parle de tolérance et de pardon. A l'extérieur, sous une pluie torrentielle, les retardataires se pressent aux portes pour apercevoir le cercueil. A la sortie de la messe, la foule se disperse en silence, dans l'émotion mais aussi la méfiance. «Son œuvre, ses chansons nous réchauffent le cœur et nous unissent. Mais les circonstances de sa mort, c'est un point d'interrogation», raconte un anonyme qui rejoint rapidement sa voiture.

Difficile d’obtenir d’autres témoignages. Le sujet est sensible. Selon l’Office rwandais d’investigation, Kizito Mihigo, retrouvé mort dans sa cellule le 17 février, s’est suicidé avec des draps de lit. Une enquête a été ouverte, mais les résultats de l’autopsie n’ont pas encore été révélés. L’homme de 38 ans avait été arrêté quelques jours plus tôt, dans le district de Nyaruguru, dans le sud du pays, accusé d’avoir voulu traverser illégalement la frontière burundaise dans le but de rejoindre des «groupes terroristes» hostiles à Kigali.

Bascule

Figure de la réconciliation après le génocide des Tutsis qui a fait 800 000 morts, Kizito Mihigo, rescapé des massacres à 13 ans lors desquels il perd son père, a un parcours hors norme. Réfugié au Burundi, il tente de rejoindre la branche armée du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. Il intègre finalement le séminaire de la ville de Butare, dans le sud du Rwanda, à la fin du génocide. Il est l’élève le plus doué de sa chorale. Il ne sera pas prêtre, malgré un catholicisme bien ancré, mais chanteur.

En 2001, il est admis au Conservatoire de musique de Paris. A son retour dans son pays natal, il crée une fondation pour la paix qui lui vaut d'être choyé par le régime. Personnage incontournable des commémorations du génocide des Tutsis, il y chante chaque année. Jusqu'en 2014 où sa vie bascule. En cause, sa nouvelle chanson, l'Explication de la mort, dans laquelle il regrette que les représailles contre les Hutus qui auraient suivi n'aient pas été «appelées un génocide». Une ligne rouge pour le régime. Il est arrêté quelques mois plus tard, accusé «d'entente en vue de commettre un assassinat, de complicité dans un acte terroriste et de conspiration contre le gouvernement».

A l’origine de sa condamnation à dix ans de prison, des liens avec des membres de groupes rebelles à l’extérieur du pays. Parmi lesquels Callixte Nsabimana dit Sankara, porte-parole du Front national de libération qui revendiquait des attaques contre le régime de Kigali. Kizito Mihigo est finalement gracié par le président Paul Kagame en septembre 2018 après avoir passé quatre ans en prison.

«Pas le choix»

A sa libération, sa vie n'est plus la même. Ses chansons ont été interdites pendant son incarcération. L'homme à la réussite fulgurante est désormais banni de la société. Il retourne vivre quelques mois chez sa mère dans le quartier de Kanombe, à Kigali, avant de s'installer seul. Ses voisins le décrivent «pieux, calme et gentil avec tout le monde». «C'était un vrai chanteur que nous aimions tous. Un homme peut mourir mais ses chansons ne meurent pas», confie un membre du voisinage venu dans la maison familiale saluer le cercueil avant la messe.

L'annonce de sa mort a déchaîné les réseaux sociaux, où ont notamment circulé les photos d'un corps sans vie blessé aux jambes. Des signes de torture, selon les internautes. Dans la foulée, la famille a publié un communiqué condamnant la récupération politique et demandant de stopper le partage de «fausses images du corps prétendument torturé de Kizito Mihigo».

Le dernier rebondissement date de vendredi. Un journaliste anglais, Benedict Moran, auteur d'un documentaire en cours de réalisation sur Paul Kagame, a publié sur Twitter le son d'une interview de Kizito Mihigo réalisée en prison peu avant sa libération, en septembre 2018. Il revient sur les conditions de son premier emprisonnement, en avril 2014. «Je n'ai pas été arrêté, j'ai été enlevé et détenu pendant longtemps. On m'a dit que je devais plaider coupable. On me disait que je n'avais pas le choix si je voulais survivre.» L'Office rwandais d'investigation, en charge de l'enquête à l'époque, est resté ce week-end injoignable.