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Libération
Reportage

A New Delhi, «des policiers sont arrivés et ont commencé à tirer sur les musulmans»

Des violences ont éclaté dans la capitale indienne lundi entre partisans et opposants d’une loi discriminatoire envers les musulmans. En trois jours, 27 personnes sont mortes et plus de 200 ont été blessées.
Après les émeutes, les forces de sécurité patrouillent à New Delhi, ce mercredi. (Photo Adnan Abidi. Reuters)
publié le 26 février 2020 à 20h36

La longue avenue de Jafrabad, dans le nord-est de New Delhi, s’est transformée pendant trois jours en la principale ligne de front d’une guerre religieuse. D’un côté, un quartier majoritairement hindou et de l’autre, une zone d’habitations principalement musulmane. Au milieu, l’avenue porte les séquelles de violents affrontements : les parapets en béton sont arrachés, les vitres des maisons brisées, le bitume est jonché de centaines de grosses pierres utilisées comme projectiles, et de nombreuses carcasses de motos et tracteurs calcinés parsèment ce champ de bataille. En trois jours de combats, 27 personnes sont mortes et plus de 200 ont été blessées dans ce grand quartier populaire d’une dizaine de kilomètres carrés.

«Lundi, la première manifestation contre la loi sur la citoyenneté a eu lieu sur l'avenue, et elle s'est terminée sans incidents», raconte Krishna, un hindou qui habite sur cette route, au premier étage devant la station de métro aérien de Maujpur-Babarpur, et qui accepte de témoigner, sous couvert d'anonymat par peur de représailles. «Ce n'est que mardi matin, à 11 h 37, que j'ai vu une foule arriver depuis la place de Maujpur en chantant "Vive Ram" et "Vive notre mère l'Inde" [les cris de ralliement des hindouistes, ndlr]. J'ai vu que certains avaient des épées et des pistolets. Et des policiers les accompagnaient.» C'est alors que la confrontation débute avec un autre groupe composé principalement de musulmans. «D'un côté, vous aviez cette foule de 500 à 700 personnes, certainement des membres du RSS [Rashtriya Swayamsevak Sangh, réseau paramilitaire nationaliste hindou], armés et soutenus par la police, qui tirait du gaz lacrymogène. Et de l'autre, un plus petit groupe.»

«Ils complotent contre notre pays»

Les combats sanglants durent pendant plusieurs heures et se propagent dans les ruelles adjacentes. En traversant le pont qui enjambe un canal asséché, rempli de détritus, on arrive du côté musulman. Dans une petite voie obscure qui sort de l'avenue, les passants sont agités, les regards inquiets. «30 ou 40 policiers sont arrivés ici avec cette foule de 500 personnes et ont commencé à tirer sur les musulmans, affirme Ishrat Ali. Un garçon est mort dans cette ruelle.» Dilshad, qui arbore une barbe poivre et sel, plante son regard de l'autre côté du canal. «C'est un crime contre l'humanité qu'ils ont perpétré ici. Et le pire, c'est que ce sont des Indiens qui font cela à d'autres Indiens.»

Du côté hindou, un groupe, plus calme, est rassemblé dans une ruelle. Ils condamnent fermement cette violence, mais en des termes différents. Ils en veulent avant tout aux manifestants opposés à la loi sur la citoyenneté d'avoir voulu débuter un sit-in dans ce quartier. «Si vous voulez protester, allez sur l'esplanade de Leela Maidan [au centre de New Delhi, traditionnellement réservée aux grands rassemblements], mais ne bloquez pas les routes», dit Arunesh Pandey, une marque vermillon hindoue sur le front. Il fait référence à Shaheen Bagh, où des femmes musulmanes mènent un sit-in depuis le 15 décembre pour protester contre la loi sur la citoyenneté, bloquant ainsi un axe important du sud-est de la capitale.

Ce mouvement est devenu le catalyseur national de la révolte contre cette loi, qui facilite la naturalisation d’immigrés illégaux d’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh, mais en exclut les musulmans. Ce qui porte, pour beaucoup, atteinte aux fondements laïcs de l’Inde et a entraîné la plus importante vague de protestation contre le gouvernement de Narendra Modi depuis sa première élection, en 2014.

Kapil Mishra, un dirigeant du parti nationaliste hindou du Bharatiya Janata Party (BJP, au pouvoir), a ainsi menacé la police dimanche : «Nous attendrons trois jours que se finisse la visite de Donald Trump et si, à ce moment, vous n'avez pas dégagé les manifestants, nous ne vous écouterons plus et nous descendrons dans la rue.» Les hindous n'auront en fait attendu que deux jours pour déferler dans le quartier et incendier de nombreux commerces tenus par des musulmans. Cependant, pour Arunesh Pandey, ce politicien n'y est pour rien. «Kapil Mishra n'a fait que dire qu'il ne fallait pas bloquer les routes. Et les manifestants en faveur de la loi n'ont pas jeté de pierres, ils n'ont fait que chanter des chants religieux. Ceux qui ont jeté des pierres, ce sont les Bangladais, les Pakistanais et tous ces réfugiés. Ce sont eux qui s'opposent à la loi sur la citoyenneté : ils complotent contre notre pays pour salir l'image de Narendra Modi [le Premier ministre] à l'étranger. Ce sont des traîtres, car aucun vrai Indien ne ferait cela.»

Le calme est revenu

La police dément toute participation aux violences et soutient seulement que ses forces ont été dépassées par la spontanéité des manifestations. Cependant, pour Krishna, ces attaques ont été planifiées à l'avance. «Les nationalistes hindous avaient peur de la propagation de la révolte contre la loi sur la citoyenneté. Ils voulaient envoyer un message : nous, les hindous, représentons la majorité du pays et dirigeons ce pays. Vous, la minorité, devez vous taire et accepter ce que nous décidons.» Les manifestations contre cette loi dépassaient les clivages religieux, pour réclamer le respect de la Constitution laïque. Et ce genre d'affrontements tend à convertir le débat en un affrontement entre hindous et musulmans, ce qui fait le jeu du BJP.

Alors que le calme est revenu mercredi, tous les habitants interrogés dans le quartier affirment n'avoir jamais vu de telles violences religieuses depuis des décennies. Beaucoup les comparent aux pogroms antisikhs qui ont suivi l'assassinat de l'ancienne Première ministre Indira Gandhi par son garde du corps sikh. C'était en 1984 et 3 350 personnes avaient été tuées, selon les chiffres officiels. Le député communiste Sitaram Yechury, lui, considère que ces violences rappellent de manière «effrayante» les pogroms antimusulmans perpétrés en 2002 dans l'Etat du Gujarat, alors dirigé par le même Narendra Modi, et qui ont coûté la vie à 2 000 personnes.

Là aussi, la police aurait reçu l’ordre de «laisser se déchaîner» la colère des hindous, blessés par l’incendie d’un train transportant des pèlerins. Là aussi, les dirigeants du BJP avaient fait passer le message que les «musulmans avaient été remis à leur place». Cette phrase est d’ailleurs, encore aujourd’hui, répétée par les partisans de Narendra Modi. Un Premier ministre qui n’a jamais exprimé de regrets sur le fait que de tels massacres se soient déroulés sous sa responsabilité.