Au pied d'une colline arborée, pendant que des hélicoptères de la police survolent la Quinta Vergara, qui abrite chaque année le festival de Viña del Mar, Mon Laferte prend enfin la parole. Les mots de la chanteuse pop chilienne, lèvres rouges, robe à froufrous et regard charbonneux, sont très attendus. Car ce lundi, c'est la première fois qu'elle se produit au Chili depuis le début du mouvement social qui a éclaté le 18 octobre pour protester contre les très fortes inégalités dans le pays. En novembre, lors de la cérémonie des Latin Grammys, elle avait inscrit sur son torse nu un message en lettres noires : «Au Chili, on torture, on viole et on tue.»
«Je suis née dans un quartier populaire, dit-elle comme un aveu, dans ce pays où la ségrégation urbaine et sociale est aussi forte que le mépris de classe. Et tout ce que j'ai appris dans la vie, c'est comment chanter. J'ai dû commencer à travailler très jeune. Il est si difficile de se taire quand on a vécu ça… Tout le monde ne sait pas ce que c'est que de crever de faim, de vraiment crever de faim.» Plus tôt, elle sautait avec le public qui, comme en manifestation, criait : «Qui ne saute pas est un flic !» Puis elle s'est mise à danser avec la chanteuse Francisca Valenzuela, foulard vert du mouvement pro-avortement à la main, accompagnée par la voix de dizaines de femmes invitées sur scène.
«Monde people» Pourtant, le Festival international de la chanson de Viña del Mar, qui dure jusqu'à vendredi, est loin d'être le rendez-vous des mouvements sociaux. C'est même «le symbole de l'establishment», estime le journaliste culturel Patricio Cuevas. Pendant la dictature, Augusto Pinochet assistait d'ailleurs régulièrement aux festivités. Et à partir des années 90, l'événement est devenu la vitrine trompeuse, selon Cuevas, d'un pays «normal», «au processus démocratique exemplaire et aux bons indicateurs économiques».
Les télévisions achètent les droits de retransmission près de 400 millions de dollars, et les médias nationaux couvrent largement les six soirées du festival, même quand ils ne peuvent pas diffuser les images. «C'est le moment où sont lancées les campagnes publicitaires de l'année», souligne Patricio Cuevas, pour qui le festival représente à la fois «une photo de la société chilienne» et «un monde people» superficiel. Or cette année, «le festival a été envahi par le mouvement social».
Dès l'ouverture, dimanche, la superstar portoricaine Ricky Martin, qui a soutenu les manifestations contre le gouverneur de son île l'an dernier, a envoyé un message de soutien aux Chiliens. «Ne vous taisez pas», a-t-il lancé après avoir troqué un costume à paillettes pour une tunique blanche sans manches. «Exigez le minimum : les droits de l'homme», a-t-il conclu sous les applaudissements. Et quand, mardi soir, la chanteuse mexicaine Ana Gabriel a comparé le Chili au Venezuela, semblant désapprouver la contestation sociale, le public a répondu par l'un des principaux slogans des manifs : «Le Chili s'est réveillé !»
Ballons dorés Les organisateurs du festival et les autorités avaient pourtant tenté de limiter au maximum les messages politiques, en interdisant au public d'apporter pancartes, drapeaux et banderoles. Lundi, pour le concert de Mon Laferte, Gabriela Gutierrez avait prévu des ballons dorés en forme de lettres pour former le message «oui, j'approuve», en allusion au référendum sur l'abandon de la Constitution héritée de la dictature, prévu le 26 avril. Mais «il y avait des policiers à tous les coins de rue, on a contrôlé trois fois mon identité, et la police a confisqué plusieurs ballons que j'avais confiés à ma sœur», regrette cette femme au foyer venue de Santiago, encore «choquée que dans un pays démocratique, on ne permette pas ça». La veille, Paola Pinilla a vu les policiers «déchirer et jeter à la poubelle les pancartes de plusieurs personnes». Foulard violet autour du cou - l'un des emblèmes féministes en Amérique latine -, Gabriela a pu constituer son message une fois l'entrée passée, grâce à d'autres spectatrices «qui ont prêté des feuilles A4 et du rouge à lèvres».
Mais les manifestations ont aussi eu lieu hors de l'enceinte du festival. Dès dimanche, des centaines de personnes sont descendues des quartiers populaires de Viña del Mar pour protester contre un événement qui occulte selon eux les problèmes sociaux de la ville côtière. Les manifestants ont été dispersés par les carabineros à l'aide de canons à eau et de gaz lacrymogènes. Une quinzaine de voitures ont été brûlées et un hôtel, visé par des jets de pierres, a dû fermer ses portes lundi pour des raisons de sécurité.