C’est une antienne dans toute campagne pour les primaires démocrates : nul candidat ne peut obtenir l’investiture du parti sans avoir le soutien des Afro-américains. Après des Etats blancs et ruraux (Iowa et New Hampshire), puis latino (Nevada), le marathon pour décider qui sera en face de Donald Trump à la présidentielle de novembre fait étape ce samedi en Caroline du Sud, où les Afro-Américains représentent 60 % de l’électorat démocrate. Premier vrai test pour connaître les prétendants à la nomination qui les séduisent. Première épreuve, par les urnes, de sondages qui les donnent largement acquis à Joe Biden. L’ancien vice-président de Barack Obama a beaucoup misé sur cet Etat et espère y obtenir un score suffisant pour faire oublier ses contre-performances jusqu’ici. Ancien conseiller pour des campagnes, politologue à l’université Columbia, Lincoln Mitchell revient sur les évolutions de cet électorat-clé.
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Les électeurs afro-américains sont souvent représentés comme un groupe monolithique. Est-ce juste ?
Aujourd’hui aux Etats-Unis, il y a plus de 40 millions d’Afro-Américains. Enfants inclus donc pas tous électeurs, mais ça fait du monde ! C’est quoi, deux tiers de la population française ? Parmi eux, certains sont religieux, d’autres non. Certains sont progressistes, d’autres conservateurs. Certains sont concernés par le changement climatique, d’autres par l’emploi… On retrouve les mêmes nuances que dans le reste de la population américaine. Mais ils n’ont d’autre choix que de voter démocrate, puisque le parti républicain est, essentiellement, vu comme le parti de la suprématie blanche. L’autre constante observée, c’est que lors des primaires, ils ont tendance à avoir une approche pragmatique et à se tourner vers le candidat jugé le plus à même d’être élu. A noter que c’est un électorat très féminin : l’incarcération de masse touche essentiellement les hommes afro-américains, souvent privés du droit de vote quand ils sortent de prison. L’autre élément à remarquer, c’est que si les Afro-Américains vivent principalement dans les Etats du Sud, ils sont également présents dans des grandes villes du nord, notamment dans les Etats industriels, où ils auront tendance à considérer sérieusement le candidat soutenu par leur syndicat.
Les données manquent pour appréhender les nuances au sein de cet électorat quant à leur vote pour les primaires. Que sait-on ?
S'ils votent en bloc pour un candidat, les électeurs afro-américains, qui représentent un électeur démocrate sur quatre, sont à même de déterminer le nominé. On manque de détails dans les sondages, mais ce que montrent les éléments empiriques, les articles de presse et les enquêtes de terrain, c'est qu'il y a clairement un fossé générationnel : les jeunes afro-américains semblent à l'aise avec la candidature de Bernie Sanders [le sénateur indépendant et socialiste du Vermont, ndlr]. A l'inverse de leurs aînés, plus religieux et plus conservateurs si on schématise, auprès desquels Joe Biden est favori.
Alors qu’elle était diverse au départ, la course est aujourd’hui menée uniquement par des candidats blancs…
Dans ce cas, historiquement, les Afro-Américains choisissent le candidat du Sud, celui qui fait campagne sur la question des droits civiques. Quelqu'un comme Jimmy Carter, par exemple, avait le soutien des Afro-Américains parce qu'il avait été gouverneur de Géorgie, un Etat du Sud où la population noire est très importante. Les Afro-Américains se sentent culturellement proches du «gars du Sud». C'est de ça dont a bénéficié Bill Clinton [gouverneur de l'Arkansas avant d'être considéré comme «le premier président noir» des Etats-Unis pour sa popularité auprès des Afro-Américains, ndlr]. Et c'est en partie pour ça que quelqu'un comme Bernie Sanders, chez qui tout rappelle qu'il est du Nord, a perdu les primaires de 2016 dans tous les Etats de la Black Belt.
Comment expliquez-vous la loyauté supposée d’une majorité d’électeurs afro-américains envers Biden ?
La connexion avec Barack Obama est réelle et forte. Pas seulement auprès des électeurs afro-américains. Pour de nombreux démocrates, à moins d’être très âgé et de se souvenir de Roosevelt, Barack Obama a été le meilleur président de leur vie. Et Biden est vu comme celui qui est resté loyal à Obama pendant huit ans. C’est de l’ordre du symbole, mais il ne faut pas le sous-estimer. S’il avait en face de lui un candidat afro-américain, ou un élu du Sud s’étant battu pour les droits civiques, ce serait différent, mais ce n’est pas le cas. Et puis il est une sorte de valeur-refuge : ils ont déjà voté pour lui deux fois d’une certaine manière, puisqu’il était sur le bulletin de vote d’Obama.
La candidature de Biden n’a donc pas été entachée à leurs yeux par certaines de ses positions passées, exhumées au début de la campagne, comme son opposition à la déségrégation des bus scolaires dans les années 70 ?
C'est l'un des éléments qui nourrissent le fossé générationnel, ça lui a donc nui. Mais sans le détruire. Il y a cette idée qu'on débat de choses qui se sont passées dans une autre ère, à un autre siècle ; qu'à l'époque, beaucoup pensaient comme Biden. C'est la différence avec le bilan de Michael Bloomberg quand il était maire de New York, et sa politique de «stop-and-frisk» [interpellations et fouilles arbitraires, conduisant à l'explosion des contrôles au faciès dans la ville, ndlr] des années 2000. Comme tous les Blancs ici, aucun candidat en lice n'a une histoire parfaite sur la question raciale. Parce que quand on vit dans un pays raciste, soit on en profite, soit on en souffre.
Bernie Sanders fut un militant actif du mouvement des droits civiques…
Oui mais Bernie Sanders a quitté Brooklyn pour s’installer dans le Vermont, un Etat blanc, à un moment où beaucoup de Blancs fuyaient New York. Quant à Elizabeth Warren, elle est assez populaire auprès des Afro-Américains pour son travail après la crise de 2008, qui a violemment touché ces communautés. Mais ils savent également qu’elle était encore républicaine pendant le deuxième mandat de Reagan…
Ces primaires abordent-elles différemment le vote afro-américain qu’en 2016 ?
Ce qui change vraiment, ce sont les efforts de la campagne de Bernie Sanders envers les minorités. Il avait un programme similaire en 2016, mais il était vu comme ce type d’un Etat blanc du Nord, et n’a pas su s’imposer auprès des minorités. Cette fois, il a eu l’intelligence de véritablement occuper le terrain. Faire de la politique, c’est faire ses devoirs. Si vous voulez devenir président des Etats-Unis avec l’étiquette démocrate, que vous êtes blanc et ne venez pas d’un Etat où il y a beaucoup d’électeurs noirs, alors il faut labourer ces communautés. Il y a une telle défiance entre les Afro-Américains et les institutions blanches aux Etats-Unis… Biden n’a pas eu besoin de faire ce travail, et les autres candidats ne l’ont tout simplement pas fait. Bloomberg, lui, semble penser qu’en arrosant ces communautés avec suffisamment d’argent, il parviendra à récupérer une portion du vote.
Dans ses derniers spots de campagne et ses discours, Donald Trump ne manque pas de rappeler que le chômage des Afro-Américains a baissé sous sa présidence. Peut-il séduire une partie de cet électorat ?
Quand vous voyez un Républicain faire ça, ce n'est pas pour toucher les électeurs noirs, mais pour envoyer un message aux républicains blancs modérés des banlieues, pour qu'ils puissent voter Trump sans se boucher le nez. Et puis l'argument de l'amélioration des conditions des Afro-Américains a de grosses limites [leur taux de chômage reste deux fois supérieur à celui des Blancs dans une quinzaine d'Etats]. Quand on voit le coût de la vie aux Etats-Unis, du logement, de la santé, de l'éducation, il importe peu d'avoir un job si vous travaillez à Walmart pour 9 dollars de l'heure, et que vous ne pouvez ni payer les médicaments de votre enfant, ni l'envoyer à l'université.