Le long de l'autoroute qui relie San Francisco à Los Angeles par l'intérieur des terres, des remorques abandonnées servent de banderoles. «Priez qu'il pleuve» ; «construisez le barrage» ; «donnez-nous de l'eau», ordonnent-elles entre deux publicités pour un pesticide ou un système d'irrigation. La Vallée centrale, surnommée «vallée de la soif», essaie toute l'année d'attirer l'attention. Ce couloir agricole qui abrite 6,5 millions de Californiens est habituellement ignoré des «gens de la côte» comme du monde politique. Mais à quelques jours du Super Tuesday, la Vallée est tout à coup sous les projecteurs. En une semaine, elle a vu défiler Elizabeth Warren, Donald Trump, puis Bernie Sanders. La région, qui vote traditionnellement républicain dans un Etat largement démocrate, est vue comme stratégique parce qu'elle est peuplée pour moitié de Latinos, devenus pour la première fois la première force non-blanche de l'électorat américain. «Cette fois, "Tío Bernie" a un coup d'avance», assure Alex Ramos-O'Casey, une enseignante latina de 25 ans à la tête de son bureau de campagne à Fresno, la cinquième ville la plus peuplée de Californie.
Publicités bilingues
Tirant les leçons de la primaire de 2016, durant laquelle Hillary Clinton a gagné 10 des 11 Etats dont la population est à plus de 15 % hispanique, «l'oncle Bernie» a commencé à faire campagne dans la région bien avant ses rivaux. Les publicités bilingues ont été placardées et diffusées à la radio dès juin 2019. Le premier des quatre bureaux de campagne de la Vallée a ouvert début novembre, quand celui de Mike Bloomberg, inauguré il y a un mois, est encore jonché de cartons. Contre le mur de brique du local des Berners à Fresno est posé un autel à Alexandria Ocasio-Cortez, la jeune parlementaire d'origine portoricaine, particulièrement populaire chez les Latinos, qui a apporté son soutien au sénateur du Vermont. Le slogan «Pas moi. Nous !» est écrit de toutes les couleurs. Ici, on ne parle pas de «campagne» mais de «mouvement». Bernie Sanders a recruté une équipe de millenials déjà actifs dans des organisations locales, dans l'idée de mener une campagne inventive et de proximité. Le porte-à-porte se fait parfois en musique, alternant joyeusement entre l'anglais et l'espagnol. Des sessions d'information sont organisées au bord du terrain de foot et les dons sont levés en vendant des tamales, plat incontournable des fêtes mexicaines.
«Tío Bernie» a aussi convaincu celle que l'on surnomme dans le coin «l'AOC de la Vallée», en référence à Alexandria Ocasio-Cortez. Jewel Hurtado, 21 ans, s'est lancée en politique en même temps que la New-Yorkaise, pour être élue au conseil municipal de la petite ville de Kingsburg, au sud de Fresno. Etudiante et vendeuse dans une boutique de lingerie, elle a ému la région en allant frapper aux portes de ses voisins, son fils de quatre mois calé sur la hanche, pour les convaincre d'user de leurs suffrages pour que les Latinos se fassent entendre. «Quand j'écoute Bernie, je me sens vue, entendue, confie Jewel Hurtado. On grandit ici avec l'idée que c'est normal de ne jamais avoir vu un docteur, de ne pas pouvoir boire l'eau du robinet. On croit qu'être pauvre est notre lot commun et qu'on ne peut rien y faire. Mais Bernie donne envie de changer les choses.»
«Egalité d’accès»
L'un des défis de la campagne de Sanders dans la Vallée centrale est de convaincre les Latinos d'aller voter. «Les gens ici n'ont pas un travail mais deux, voire trois, explique Alex Ramos-O'Casey. Voter n'est ni dans leurs priorités ni dans leurs habitudes.» Elle a ainsi mis l'accent sur l'envoi de contenus de campagne par SMS et sur les réseaux sociaux. «Les "mèmes Bernie" marchent vraiment bien», souligne-t-elle en riant. Née à Fresno, cette Américaine d'origine mexicaine est séduite par «l'authenticité» de Bernie Sanders et la «confiance» qu'inspire son vieil âge. «Il porte les mêmes idées depuis des décennies, argumente-t-elle. Pendant le mouvement des droits civiques, il manifestait aux côtés de mes tantes, de mes grands-mères ! Il ne nous trahira pas une fois élu.» Venu récupérer des tracts, un étudiant de l'université publique de Fresno explique qu'il soutient Bernie parce qu'«il est le seul à centrer tout son programme sur l'égalité d'accès» : «L'université serait gratuite, l'assurance santé serait universelle, le système de distribution de l'électricité réformé, énumère-t-il. Nous qui vivons à deux heures et demie de la Silicon Valley, on aurait enfin l'Internet haut débit…» Assis dans un coin, Miguel s'attarde après avoir déposé son bulletin de vote pour que l'équipe de Sanders l'envoie par courrier. «J'aurais pu le mettre dans n'importe quelle boîte aux lettres, souligne-t-il. Mais quand je viens ici, je me sens fort.» Il admire particulièrement la proposition du candidat démocrate de démanteler l'ICE, l'agence de contrôle de l'immigration. «Cette institution est un affront à nos valeurs, affirme-t-il, la voix tremblante d'émotion. J'en ai assez que ceux de ma communauté soient diabolisés, traités comme des criminels, mis dans des cages.»
A quelques jours du Super Tuesday, Elizabeth Lira, une employée du bureau de campagne âgée de 24 ans, parcourt sans relâche les quartiers les plus pauvres de Fresno pour rappeler aux habitants comment voter, en avance ou le jour J. A cette mère de famille qui fouille partout sans retrouver son enveloppe, elle explique comment obtenir un nouveau formulaire. A ce senior qui hésite encore entre Bernie Sanders et Elizabeth Warren, elle laisse son numéro de téléphone. «Ça ne m'intéresse pas trop tout ça, s'excuse poliment une jeune mère dans l'entrebâillement de sa porte. Tu sais, moi j'essaie juste de m'en sortir.» Elizabeth Lira lui raconte alors qu'elle a grandi à deux rues de là, élevée par une mère salvadorienne et un père mexicain, tous deux travailleurs des champs… Tous deux sans papiers. «Mardi je ne voterai pas seulement pour moi, lance la jeune femme. Mais aussi pour mes parents, qui n'ont pas leur mot à dire.» La mère hésite, puis ouvre sa porte un peu plus grand. «Il dit quoi, ton candidat, sur la couverture santé ?»