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Libération
Récit

Guatemala : le deal du chef de gang El Diabólico pour se racheter une conduite

Dans un entretien à «Libé» depuis sa prison, le chef de la mara M-13, le groupe criminel le plus puissant du pays, propose au nouveau président la fin de la violence en échange de programmes de réinsertion.
El Diabólico, leader de la Mara Salvatrucha, en février. (Photo Victor Pena)
par Adrien Vautier
publié le 6 mars 2020 à 20h31

Il purge une peine de prison que seule la mort interrompra : le cumul de ses condamnations s’élève à 169 ans. Condamné en 2002 pour homicide, il a été jugé à nouveau en novembre 2016 pour avoir commandité quatre décapitations depuis sa cellule. Jorge Jahir de León Hernández, 36 ans, surnommé «El Diabólico», était enfermé jusqu’à la semaine dernière à Fraijanes II, une prison de haute sécurité proche de Ciudad de Guatemala, la capitale du pays, uniquement réservée aux membres de la Mara Salvatrucha (MS-13), le gang qu’il continue à diriger derrière les barreaux. Le 29 février, en compagnie de 235 membres de son groupe criminel, il a été transféré au pénitencier de Pavoncito dans le cadre d’une opération de sécurité.

«Réhabilitation»

La rencontre avec El Diabólico a eu lieu avant son transfert, via l'application de visioconférence Facetime, puisque les smartphones, bien qu'interdits, circulent dans les prisons. Le détenu a souhaité sortir du silence, redoutant qu'Alejandro Giammattei, président récemment entré en fonctions, ne ruine ce qu'il définit comme des années de travail. Depuis 2012, en effet, Jorge Yahir de León s'occupe de la réinsertion de ses camarades. «On a commencé à dire aux homies [les gars du quartier, dans le langage des gangs californiens, ndlr] de travailler dans la réhabilitation, explique-t-il. On a créé un atelier de sérigraphie, une boulangerie, les mecs sont motivés par tout ça, pour se sortir de la merde des rues.» Depuis huit ans, les ateliers se sont multipliés à Fraijanes : artisanat, éducation, santé…

El Diabólico dit avoir compris que la violence génère toujours plus de violence et s'est investi dans la prévention et l'accompagnement de ses troupes. Celui qui se qualifie volontiers de «vieux» ajoute : «S'engager dans des programmes de réhabilitation freinera la délinquance, et donner du travail aidera à faire baisser la criminalité.»

Jorge Jahir de León raconte son enfance dans une famille pauvre de Ciudad de Guatemala. Confié à un oncle à 6 ans après les départs successifs de ses parents et de sa grand-mère paternelle, il tombe dans la petite délinquance à un âge où l'on ne choisit pas encore ses vêtements. Question de survie. «Quand il n'y avait rien à manger, se souvient-il, on volait dans les épiceries, on demandait tout ce dont on avait besoin et on partait en courant.»

A 9 ans, il goûte à la drogue. «J'ai commencé à fumer du crack, sniffer de la colle et prendre de la cocaïne. Nous étions des enfants des rues issus de foyers éclatés.» Deux ans plus tard, il intègre la MS-13, et les internements dans des centres pour mineurs s'enchaînent. Les années 90 défilent au rythme des menus larcins et des sorties en boîte de nuit. L'enfant se mue en leader, et la MS-13 devient une véritable armée.

Mutineries

Les maras comptent aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de membres dans le Triangle Nord (Guatemala, Honduras et Salvador). Entre la Mara 13 et le 18th Street Gang, la guerre fait rage depuis près de vingt ans. Rackets, assassinats, trafic de stupéfiants : les faits d’armes des mareros remplissent les pages des journaux des trois pays. L’un des plus récents : le 14 février, un commando armé a attaqué le tribunal d’El Progreso au Honduras pour libérer le chef de gang Alexander Mendoza alias «El Porkys», accusé de cinq assassinats dont ceux de deux procureurs. Bilan : quatre policiers morts et une évasion réussie.

En mars 2002, un vol à main armée tourne mal, un homme meurt… El Diabólico est condamné à 25 ans de détention. La vie carcérale est dure, au-delà de l'imaginable. La justice fait cohabiter les membres de gangs rivaux. «Les autres prisonniers nous électrocutaient et nous laissaient des heures dans des tonneaux d'eau, ils nous poussaient à bout, explique le patron de la Mara Salvatrucha. Si on regroupe deux groupes ennemis, il y aura forcément une mutinerie.» Lui en a vécu plusieurs, dont celle de décembre 2002 où 14 prisonniers finissent brûlés vifs. La bataille pour le contrôle des prisons dure plusieurs années, jusqu'à ce que le gouvernement accepte d'isoler chaque mara. Par la force, El Diabólico a obtenu gain de cause et la MS-13 investit Fraijanes II. Avec, notamment, les programmes de réhabilitation.

Mais Jorge Jahir de León n’en a pas fini avec ses vieux démons. Il est accusé d’avoir ordonné et planifié en 2010 la décapitation de quatre personnes à l’extérieur, choisies au hasard, pour mettre la pression sur le ministère de l’Intérieur. Une des têtes fut même déposée devant le Congrès. En 2016 il est jugé et condamné à plus d’un siècle et demi de prison.

Si le taux d’homicides au Guatemala a diminué de moitié au cours des dix dernières années, il reste pourtant très élevé avec 22,4 meurtres pour 100 000 habitants en 2018, selon les chiffres officiels. Alejandro Giammattei a été élu en août sur un programme ultra-sécuritaire qui prévoit de rétablir la peine de mort et de classer les gangs parmi les «groupes terroristes». Ancien directeur de l’administration pénitentiaire, le président de centre droit a lui-même connu la prison pendant dix mois en 2010, après une sanglante opération de rétablissement de l’ordre dans un pénitencier. La plainte a finalement été classée sans suite. «Il faut changer les mentalités, nous on peut parler dans les cliquas [cellules de la mara M-13] si le gouvernement nous aide. On veut juste travailler et aider nos familles», plaide El Diabólico. Une main tendue que le Président semble refuser, à en juger par l’évacuation de la prison de Fraijanes où, selon le porte-parole des autorités pénitentiaires, les prisonniers «avaient trop de privilèges».