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Libération
CHRONIQUE «TERRES PROMISES»

Dans le kibboutz où Sanders fut «Bernard» avant Bernie

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Chaque mardi, instantanés d’Israël et de Palestine, à la découverte des bulles géographiques et mentales d’un territoire aussi petit que disputé. Aujourd’hui, un tour dans le «kibboutz de Bernie Sanders», entre voiturettes de golf et souvenirs de Staline.
Kibboutz de Sha'ar HaAmakin en mars. (Photo Guillaume Gendron)
publié le 10 mars 2020 à 6h28

L'usine grisâtre : c'est la première chose qu'on remarque, avec ses épis de blé peints sur la façade dans le plus pur style soviétique et son silo surmonté d'un chandelier à neuf branches. La seconde, ce sont les petits vieux qui déboulent de partout en voiturettes de golf, direction la cantine. Et l'on se dit qu'à un ou deux choix de vie près, dans une dimension parallèle, l'un de ces chétifs kibboutzniks septuagénaires pourrait s'appeler Bernie Sanders.

Le candidat à la primaire démocrate, qui souhaite devenir «le premier président juif» de l'histoire des Etats-Unis, a passé quelques mois ici, à Sha'ar HaAmakim, au sud d'Haïfa, en 1963. C'est là que le natif de Brooklyn, comme des dizaines d'autres Américains ou Français, est venu faire l'expérience spartiate de l'idéal kibboutznik. Au programme : réveil à l'aube, traite des vaches et avènement du «juif nouveau» par le travail de la terre.

Responsable des volontaires durant les années 60 du kibboutz Sha'ar HaAmakin au moment où Bernie Sanders avait rejoint la communauté

Albert Ely, 83 ans, était le responsable des volontaires du kibboutz dans les années 60 au moment où Bernie Sanders avait rejoint la communauté. Photo Guillaume Gendron

Responsable des volontaires dans les années 60, Albert Ely, 83 ans, est le seul ancien à vaguement se souvenir d'un certain «Bernard». «Je ne me rappelle pas l'avoir vu travailler au verger où j'étais, mais ce nom, ça m'est resté», raconte l'affable retraité à barbe blanche et chemise kaki, comme l'uniforme que tous les camarades portaient à la grande époque du kibboutz, «quand le dernier mot de toute discussion était "Staline", haha !». Car Sha'ar HaAmakim était une commune Mapam, affiliée aux Soviétiques. «A l'époque, il n'y avait pas de salaire. Tu avais besoin d'un pantalon, tu allais à l'atelier des pantalons, et on t'en donnait un, le même que le voisin !»

Longtemps, le nom du «kibboutz de Sanders» fût une énigme : le sénateur du Vermont a toujours été elliptique sur son passage en Israël. Mais une vieille coupure d'Haaretz a permis de résoudre le mystère. Ely a fouillé les archives et trouvé la seule trace de «Bernard» : avoir cosigné l'exposé d'un lycéen du kibboutz sur… «les milliardaires américains et leur influence».

Comme un expert des plateaux télé, Albert Ely déroule ses analyses dans un excellent français (restes d'une éducation au lycée français du Caire) : «Je vais vous répéter ce que j'ai dit à CNN : il ne peut pas gagner parce qu'il est socialiste, c'est comme ça aux Etats-Unis.»

Fondé en 1935 par des Roumains et des Yougoslaves, et privatisé, comme tant d'autres, au début des années 2000, où en est le kibboutz politiquement? «Je veux croire qu'on est toujours de gauche, rigole l'octogénaire. Ce qui a changé, c'est qu'avant, on avait de l'influence. L'idéologie kibboutz était à la tête de l'Etat. Aujourd'hui, l'homme de gauche en Israël est un "traître"…» Récemment, Sanders a fait des vagues en traitant le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, de «raciste réactionnaire». «Il y est allé fort, mais c'est pas faux !» valide Ely.

Il y a quelques années, le kibboutz a frôlé la faillite. L'Etat a racheté une partie des champs et vergers où Sanders a sûrement sué. Pour les 400 membres du kibboutz, la cantine est désormais payante. Nombreux sont ceux à travailler à l'extérieur, tout en payant une cotisation. «Chacun fait sa vie, conclut Ely. Mais chacun reste responsable de son voisin.» Presque un slogan de Sanders.