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Analyse

Russie : Vladimir Poutine remet son compteur présidentiel à zéro

Prenant de vitesse l’opposition et les observateurs, le Président a fait voter à la Douma un amendement qui lui permettra de briguer un nouveau mandat en 2024, voire en 2030.
Vladimir Poutine devant la Douma, la Chambre basse du Parlement, mardi. (Photo Evgenia Novozhenina. Reuters)
publié le 10 mars 2020 à 20h46

La révolution de palais est entrée dans une ligne droite. Vladimir Poutine a accepté mardi de remettre à zéro les compteurs limitant à deux les mandats présidentiels et, puisqu'on le lui demande avec tant d'insistance, de se représenter à l'élection présidentielle de 2024. «Mais à une condition : si la Cour constitutionnelle russe conclut officiellement qu'un tel amendement n'est pas contraire à la loi fondamentale», a déclaré le chef du Kremlin devant la Douma, la Chambre basse du Parlement, où il s'était rendu dans l'après-midi pour discuter des propositions des députés du parti du pouvoir Russie unie : dissoudre ladite Douma après l'adoption de la réforme constitutionnelle imminente, mais surtout lui donner, à lui, la possibilité de ne pas quitter le Kremlin à la fin de son mandat, comme l'exige le texte actuel.

Dans un numéro bien préparé, même si le jeu et le naturel des protagonistes laissaient à désirer, le speaker de la Douma, Viatcheslav Volodine, a invité l'ancienne astronaute Valentina Terechkova à venir parler face à l'hémicycle. «Pourquoi tourner autour du pot et ériger des constructions artificielles, il faut tout prévoir honnêtement et ouvertement : soit enlever complètement la limitation du nombre de mandats présidentiels dans la Constitution, […] soit, si les gens en décident ainsi, inscrire dans la loi la possibilité pour le président en exercice de se représenter à ce poste», s'est interrogée la parlementaire, qui assure avoir entendu à maintes reprises au cours de ses contacts avec les électeurs que «Poutine devait rester».

La «voix du peuple» a donc commodément été portée par la première femme dans l'espace, une figure apolitique dont l'exploit est respecté dans la société russe, et donc au-dessus de tout soupçon… Du reste, Poutine compte lui-même se soumettre à la volonté populaire, puisque tous ses amendements seront soumis à un «vote national» le 22 avril. La Chambre basse, toujours docile, a quant à elle adopté en deuxième lecture, mardi, par 382 voix, 44 abstentions et aucune voix contre, les amendements à la Constitution voulus par le Président.

Signaux

Quand, en janvier, Poutine a annoncé inopinément une réforme à venir de la Constitution de 1993, les observateurs y ont lu une réorganisation de la gouvernance afin que le dirigeant russe, qui ne peut plus se représenter, puisse tout de même conserver les rênes du pays après 2024. Sans toutefois rester au Kremlin, sous une forme qu’il faudra encore définir.

«Mais on s'est tous laissés endormir», regrette la politologue Tatiana Stanovaya, qui avait déniché une déclaration de Poutine datant de 2008 dans laquelle il parlait d'une «réinitialisation» du compteur des mandats, si jamais on enlevait de la Constitution la limitation à deux mandats consécutifs. «A l'époque, j'avais fini par me ranger à l'avis des juristes que j'avais consultés, selon lesquels une telle décision était beaucoup trop explosive, car anticonstitutionnelle, et qu'il n'oserait pas…»

Poutine lui-même a distillé ces dernières semaines de faibles signaux pouvant annoncer un possible départ en parlant d'alternance, de changements… «Et pendant ce temps, le débat sur la réforme constitutionnelle s'est déplacé sur des sujets comme les enfants, Dieu, le Conseil d'Etat, libéré du poids mortifère de la question de savoir si Poutine restait ou non», poursuit Stanovaya.

«Stabilité»

Surtout, le président russe a coupé l'herbe sous le pied de l'opposition, qui ne s'est pas mobilisée au-delà des cris indignés sur les réseaux sociaux. «Ça aurait été du pain bénit pour Alexeï Navalny de pouvoir occuper pendant des semaines les places et les rues pour protester contre une telle réforme. Maintenant c'est plié, le référendum est très bientôt, il n'y a plus vraiment de temps pour une véritable mobilisation.» Et c'est exactement ainsi que l'opposant a interprété l'annonce de ce mardi : «Très facile de deviner quelle va être la prochaine décision, après l'amendement qui permettra à Poutine de rester président douze années de plus. L'interdiction d'organiser tout événement public, à cause du coronavirus. Temporaire. Pour six mois, pas plus», a réagi Navalny sur Facebook.

Aux députés, Poutine a répété sa conviction profonde qu'un «pouvoir présidentiel fort est absolument nécessaire à la Russie. […] La situation économique et sécuritaire actuelle le rappelle encore une fois». Bien sûr, «les Russes doivent avoir dans n'importe quelle élection une alternative», mais «la stabilité est peut-être plus importante et doit être prioritaire», a-t-il conclu.

«Poutine considère que le temps n'est pas venu pour lui d'annoncer son départ», poursuit Stanovaya. Parce que s'il quitte effectivement le Kremlin en 2024, il devient dès maintenant un président sortant, et le pays se concentre sur l'après. «En fait, il ne sait pas s'il aura envie de partir en 2024, ou si les circonstances le permettront. Il ne prend jamais de décisions sur le long terme, c'est pourquoi il a besoin que le système reste le plus flexible possible, pour qu'il puisse s'adapter à la conjoncture. Ce qui ne veut pas dire qu'il restera nécessairement au pouvoir jusqu'en 2036.» Nous voilà rassurés.