La marée verte, de la couleur de la lutte pour le droit à l’IVG, est sur le point de déferler à nouveau sur l’Argentine. Le nouveau président de centre gauche, Alberto Fernández, l’a annoncé lors de la rentrée parlementaire : cette semaine, l’exécutif doit présenter au Congrès un nouveau projet de loi visant à légaliser l’avortement dans le pays. L’espoir renaît, presque deux ans après le rejet d’un projet similaire par un Sénat conservateur, alors que les députés l’avaient approuvé quelques semaines auparavant lors d’une épique nuit blanche de débat veillé sur la place par une foule infatigable et rugissante, dans le froid et sous la pluie.
A l'époque et durant des mois, la société s'était mobilisée sur un débat de fond, palpitant au rythme des manifestations de femmes agitant leurs foulards verts, symboles de leur combat. Malgré la colère et la déception, elles ne les ont pas remisés au fond d'un placard mais attachés à leur sac, autour de leur poignet. La couleur verte a continué d'émailler le quotidien des Argentines et des Argentins, provoquant des regards complices entre ceux qui l'affichaient, dans le métro, a l'université ou au détour d'une rue. Inlassablement, comme elles le font depuis quinze ans, les féministes ont maintenu la pression et contribué à élire un président qui les soutiendrait. Et le fait que ce soit, pour la première fois, l'exécutif qui rédige et présente un texte montre qu'il les a entendues et compte bien peser de tout son poids dans les débats. Autre main tendue, la création, pour la première fois, d'un ministère des Femmes, des Genres et de la Diversité. Celui-ci aura deux principaux axes d'action : la lutte contre les violences et les politiques d'égalité et de diversité. La désignation à sa tête d'Elizabeth Gómez Alcorta, avocate pénaliste et militante «féministe, populaire, mixte et dissidente», l'une des quatre femmes ministres du nouveau gouvernement, est un signal fort. Les débats vont bientôt reprendre au sein d'un Congrès partiellement renouvelé depuis 2018. L'issue est loin d'être certaine, mais elle n'a jamais semblé aussi favorable.
Après huit tentatives infructueuses, c’est la première fois en Argentine qu’un projet de loi visant à légaliser l’avortement est présenté par l’exécutif. Qu’est-ce que cela change ?
Le débat de 2018 n’a pas seulement été parlementaire. Il a traversé toute la société d’une manière très puissante durant presque un an. Dans tous les milieux, dans les maisons, au travail, dans les collèges et au Congrès, où plus de 700 personnes ont été entendues, on a débattu. Toutes les positions ont été présentées, avec toutes les nuances possibles. Des dizaines de manifestations ont eu lieu, avec un souffle incroyable. Tout cela fait que le moment est différent, la société a déjà travaillé. Il est très clair aujourd’hui que la pénalisation de l’avortement (qui va d’ailleurs avoir bientôt 100 ans ici) n’empêche pas sa pratique. On estime qu’entre 370 000 et 520 000 avortements clandestins sont pratiqués chaque année dans le pays. Cette réalité implique de grands risques pour la santé des femmes et des personnes gestantes trans, surtout des plus pauvres qui sont exposées à des pratiques de plus grand risque. Le fait que l’exécutif ait rédigé et présenté ce projet de loi montre sa ferme volonté de faire face à cette réalité avec un objectif de santé publique. Et par ailleurs, il faut aussi accompagner les femmes en situation de grande vulnérabilité qui décident de poursuivre leur grossesse. L’Etat que nous souhaitons construire ne doit pas décider pour les femmes mais les accompagner dans tous leurs projets de vie, avec tous les outils institutionnels dont il dispose. Un autre projet de loi, dit des 1000 jours - puisqu’un soutien sera proposé aux femmes les plus vulnérables depuis la grossesse jusqu’aux 2 ans de l’enfant - sera déposé simultanément.
Ce deuxième projet de loi n’est-il pas une manière d’amadouer les réfractaires à l’IVG ?
Il ne s’agit pas d’une stratégie politique. L’idée promue est que toutes les femmes se sentent incluses, comme d’ailleurs avec la création de ce ministère. Il s’agit de considérer la situation d’un point de vue global et de lutter contre les inégalités. Que les femmes ne soient plus contraintes d’interrompre leur grossesse à cause d’une situation financière précaire. Et là, les politiques publiques peuvent faire beaucoup. Il s’agit de respecter et d’accompagner les choix dans leur pluralité. L’Argentine est actuellement plongée dans une terrible crise économique et sociale. Un secteur de la société prétend que légaliser l’avortement n’est pas une priorité… Cette loi était une promesse de campagne. Alberto Fernández l’a mentionnée à de nombreuses reprises alors même que cela représentait un risque électoral. Beaucoup de femmes ont sans doute voté pour lui grâce à cet engagement et il se devait de le respecter. Et puis les droits des femmes et des minorités sont trop souvent considérés comme secondaires et devant passer après, tout le temps. Je suis convaincue que les priorités sont multiples et peuvent se traiter de front. Un exemple : c’est à partir de 2002, alors qu’une terrible crise économique terrassait l’Argentine, que le cadre légal concernant les personnes LGTBQ + s’est considérablement élargi. Il faut tout faire à la fois. En effet, l’Argentine (avec l’Uruguay) est considérée comme un pays précurseur en termes d’avancées sociales, dans la région et même dans le monde. Le pays a été l’un des premiers du continent à légaliser le divorce, le mariage égalitaire y a été voté en 2010, bien avant la France, et inclut d’ailleurs la PMA pour toutes depuis le début… Sa loi d’identité de genre, la première au monde, reste aujourd’hui l’une des plus libérales.
Comment alors expliquer que le pays n’ait toujours pas réglé la question cruciale de l’IVG ?
Oh, c'est une question sociologique ! Il me semble que parfois s'ouvrent des fenêtres politiques, lorsqu'il y a une conjonction de grandes mobilisations sociales d'une part, avec une volonté politique forte d'autre part. Quand ces deux éléments se combinent, cela crée des droits, par exemple le divorce, au retour de la démocratie. Ces quatre dernières années, il y a eu un mouvement de reflux très fort des droits, dans la région et en Argentine [période qui coïncide avec le mandat néolibéral de l'ancien président Mauricio Macri, ndlr] et il n'y a aucun doute : le mouvement des femmes comme «sujettes» politiques a été le plus dynamique. Elles ont occupé l'espace et le débat publics avec un souffle et une puissance incroyables. Mais il n'y a pas eu de décision politique d'accompagnement de la part de l'ancienne administration. Aujourd'hui, je crois que pour la première fois dans l'histoire argentine, les deux conditions sont réunies. On verra bientôt si ça suffit…
Lundi dans la capitale argentine.
Photo Ronaldo Schemidt. AFP
L’Eglise catholique a joué un rôle important contre la légalisation de l’avortement. En s’associant avec les évangélistes, elle a participé au rejet du texte de 2018. L’Argentine est un pays catholique, sans loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, et le pape François, qui est Argentin, a commencé un processus de rapprochement avec Alberto Fernández, après avoir battu froid son prédécesseur de droite pendant quatre ans… Une manière pour le Vatican de renforcer la pression ?
La position de l’Eglise concernant ce débat est absolument logique et attendue, on la connaît. Il eût été naïf d’espérer autre chose. Et c’est compréhensible, ils se positionnent selon des croyances, selon leur foi et c’est très respectable. Ils doivent pouvoir les exprimer, nous n’essayons pas de les convaincre. Mais nous nous positionnons du point de vue de l’Etat et en fonction des politiques de santé publique de réduction des risques. Nous ne pouvons pas nier la réalité : l’avortement est pratiqué aujourd’hui en Argentine, comme partout. Et on sait bien que cette pratique n’augmente pas lorsqu’elle est légalisée. Les femmes ne disent pas «je vais pratiquer une IVG parce que maintenant c’est légal» ! La seule chose qui se produit avec la légalisation, c’est que la mortalité chute drastiquement.
Le Président a de bonnes relations avec l’Eglise, oui. Lors de son discours d’ouverture de session du Congrès, il y a une dizaine de jours, il a remercié le pape François de son appui dans le cadre de la renégociation de la dette auprès de Fonds monétaire international. Ça ne l’a pas empêché d’annoncer dix minutes plus tard qu’il allait présenter un projet de loi pour légaliser l’avortement. L’Eglise va mettre la pression. C’est son rôle. Le nôtre, c’est de protéger la santé et la vie des femmes.
Est-il envisageable qu’une éventuelle légalisation de l’avortement en Argentine d’ici à quelques mois entraîne le continent sur cette voie ?
Pour l’instant, en Amérique latine, seuls l’Uruguay et la ville de Mexico autorisent l’IVG sans conditions (dans la limite de la durée légale). Bien sûr, le mouvement féministe argentin a irradié à travers tout le continent et continue de le faire. Et l’Argentine, avec l’Uruguay, a été une locomotive en termes de droits sociaux. Le simple fait que ce nouveau ministère soit celui des Femmes mais aussi du Genre et de la Diversité est révolutionnaire, et impensable dans beaucoup des pays de la région. Au Pérou, une loi de prévention des violences faites aux femmes a récemment été rejetée uniquement parce qu’elle contenait le mot «genre» ! Au Brésil, même chose… Il faut tenir compte du fait que la région passe par un moment difficile, avec une forte avancée de la droite conservatrice, dont l’agenda est clairement contraire aux droits des femmes et des personnes issues de la diversité. Alors je ne sais pas encore si on peut envisager un effet domino. Mais l’impact serait très fort, et continuerait d’irradier.