Depuis quelques jours, ils postent des messages sur Facebook ou envoient des mails tous azimuts comme on lance une bouteille à la mer. «On se sent abandonnés. Le mot d'ordre des autorités pour l'instant, c'est "attendez les consignes, on ne peut rien vous dire"», déplore Michel (32 ans), fonctionnaire au ministère des Finances, stationné à Cuzco, au Pérou, avec sa compagne. Dans cette ville sise au milieu de la Cordillère des Andes, les ressortissants français seraient près de 400. Sur tout le territoire péruvien, ils s'estiment eux-mêmes à près de 2 000, selon un recensement effectué via Facebook. Selon le Quai d'Orsay, ils seraient 130 000 Français coincés à l'étranger. Beaucoup sont partis début mars pour des vacances de deux, trois semaines : «Il n'y avait pas de contre-indication», argue Romain (28 ans), un Toulousain qui travaille dans un bureau d'études d'ingénierie, bloqué sur l'île de Coron, aux Philippines. D'autres, supposés partir plus longtemps, envisagent un retour prématuré. «Je pense rentrer mais je ne sais pas quand. Il faudrait que je rejoigne mes parents en Ardèche, mais je ne vois pas comment, s'interroge Simon (27 ans), venu visiter une amie, immobilisé à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie. Le pays [qui comptait douze cas de Covid-19 lundi, ndlr] a fermé les écoles il y a dix jours et suspendu les vols internationaux cette semaine.»
Partout, il s'agit de contacter les autorités françaises. Problème, la plupart des ambassades et consulats sont fermés. D'autres voyageurs contactent le ministère des Affaires étrangères et reçoivent en retour un mail générique un brin surréaliste qui leur réclame de se renseigner «sur les options commerciales qui s'offrent encore à [eux] pour revenir en France et envisage[r] de rentrer plus tôt que prévu pour anticiper la réduction de l'offre des moyens de transport». Même si Jean-Yves Le Drian déclarait hier vouloir «les faire rentrer sur le territoire national», leur demandant «du sang-froid et de la patience», les ressortissants français s'organisent entre eux en créant des pages Facebook ou des boucles WhatsApp. «On a rejoint le groupe Facebook des ressortissants français au Maroc pour avoir des infos puisque l'ambassade ne répond pas, rapporte Soizic, retraitée de Loire-Atlantique, en vacances depuis un mois avec son mari en camping-car près d'Agadir. On espère prendre un bateau à Ceuta, l'enclave espagnole, et traverser toute l'Espagne sans s'arrêter, sauf pour prendre de l'essence. Certains ont tenté le coup et on attend de leurs nouvelles. Selon nos infos, il doit y avoir 4 000 à 5 000 camping-cars au Maroc, principalement des Français.»
«On guette les réseaux sociaux»
Pour tous, il faut également composer avec les contingences locales comme le couvre-feu en vigueur aux Philippines, au Pérou ou en Bolivie, principalement la nuit. «Ils rationnent les denrées longues conservation (riz, pâtes…), cinq paquets par personne et la police organise la queue, précise Michel à Cuzco. Au début, on était à l'hôtel mais devant le manque d'hygiène de certains qui ne suivaient aucune règle, on a loué un appart.» «La police monte la garde devant l'hôtel, détaille Jeff 35 ans, chef de projet à Madrid, en vadrouille également à Cuzco avec deux potes français, coincé dans un hôtel. On profite de leurs deux pauses quotidiennes pour faire des courses (ils ne peuvent pas sortir, même en journée). Pour la bouffe, ils ont annulé le buffet à cause du virus, chacun commande à la carte.» Quand ils n'arrivent pas à joindre leur consulat, certains se rendent à l'aéroport dans l'espoir d'un sésame pour l'Hexagone. «On y va tous les deux ou trois jours en attendant que les guichets ouvrent. Certains passent leur temps là-bas et dorment sur les comptoirs. Sinon, on cause avec la vingtaine de Français qui séjournent dans notre hôtel, on apprend à se connaître et on guette les réseaux sociaux», raconte Romain, depuis l'île de Coron.
Partout, l'angoisse est la même. Outre l'éloignement de son pays et des siens, le temps passé à l'étranger coûte beaucoup d'argent, sans compter le prix du billet retour. «Pour ceux qui ont un billet Air France-KLM, il y a un départ ce vendredi (hier). On connaît un couple qui va se taper vingt heures de taxi pour rallier Lima, tonne Michel depuis Cuzco. Pour nous autres qui avons des billets de compagnies espagnoles, l'ambassade nous conseille de demander le remboursement mais des sociétés comme Air Europa sont fermées et demandent de les recontacter dans un mois. Les autorités françaises font comme si tout le monde était riche.» Du coup, chaque ressortissant français ne peut s'empêcher de comparer avec ce qui se fait à côté. «Les camping-cars néerlandais sont partis ce matin [jeudi]. Apparemment, leur gouvernement a affrété un bateau pour les rapatrier. Il reste encore 70 à 80 Français dans le camping», constate Soizic, près d'Agadir. Même topo à Cuzco, où 300 citoyens israéliens ont été rapatriés à Tel-Aviv, via Lima. «On ne peut s'empêcher d'y penser», lâche Michel.
«La psychose s’alimente toute seule…»
Parfois, les relations avec la population peuvent se tendre. «Depuis les restrictions, on est considéré comme des pestiférés. Plusieurs d'entre nous se sont fait insulter dans la rue, on nous interdit l'accès à certains magasins. Ils pensent que nous propageons le virus», constate Romain à Coron. A contrario, Jeff, à Cuzco, ou Soizic près d'Agadir louent l'accueil des autochtones. «Ils sont charmants, aidants, font attention à leur santé et à la nôtre», avance cette dernière. En revanche, beaucoup craignent d'être soignés sur place le cas échéant. «Les expats conseillent de rentrer et nous disent : "Ils n'arrivent déjà pas à soigner leur population"», affirme Romain. «On s'efforce de positiver, mais on se demande comment ça pourrait se passer. On finit par se dire qu'"ils" ne peuvent pas nous laisser ici», relaie Michel.
S'ils servent de comités d'entraide, les réseaux Facebook contribuent également, semble-t-il, à alimenter la psychose entre compatriotes. «Ce qui prédomine, c'est l'inquiétude, de savoir quand on va rentrer et de ce que font les autorités pour nous.» De leur côté, Jeff et ses deux potes évitent de s'en faire à leur hôtel à Cuzco. «On mate des films, on fume de la weed, on boit, on rigole. Je ne vois pas pourquoi avoir peur. Que je sache, il n'y a de vaccin nulle part. La psychose s'alimente toute seule…» Soizic et son mari doivent, eux, convoyer leur camping-car pour rentrer chez eux et restent dans l'expectative. «On est dans un camping, pas le lieu idéal pour se préserver d'une épidémie. C'est assez paisible. Tout le monde veut rentrer chez lui mais personne ne sait comment. Dans ces cas-là, on a envie d'être près des nôtres», conclut-elle.