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Libération
Récit

Au Tchad et au Nigeria, le double carnage de Boko Haram

Les jihadistes ont tué près de 100 soldats tchadiens et plus de 70 militaires nigérians au cours de la seule journée de lundi.
Des membres de l'armée tchadienne, à 25 km de N'Djamena le 3 janvier. (-/Photo AFP)
publié le 26 mars 2020 à 8h12

Comme le veut la tradition guerrière tchadienne, il a lui-même pris la tête de ses troupes. Le chef de l'Etat, Idriss Déby, 67 ans, s'est rendu mardi dans la province du Lac Tchad pour «s'incliner devant les corps» des 98 soldats tués la veille dans une offensive de Boko Haram. Le Président a choisi de rester sur place pour préparer une «réplique foudroyante», a-t-il promis.

Lundi, à l’aube, les jihadistes ont lancé un assaut sur le camp militaire de Bohoma, situé sur une presqu’île du lac. Les affrontements ont duré plus de sept heures. Les renforts de l’armée tchadienne, venus d’un poste avancé situé à une vingtaine de kilomètres, se sont embourbés et ont à leur tour été pris pour cible, selon le récit de la bataille fait par plusieurs officiers à l’Agence France Presse. Une cinquantaine de soldats ont été blessés. 24 véhicules de l’armée ont été détruits, dont des blindés, et du matériel militaire a été volé et emporté sur cinq hors-bord par les assaillants.

Sans précédent

Plus tard dans la matinée, d'autres combattants de Boko Haram ont tendu une embuscade à un convoi militaire nigérian parti de Maiduguri, la capitale de l'Etat du Borno qui se dirigeait vers un camp de base des insurgés. Au moins 70 soldats ont été tués «mais le bilan pourrait être beaucoup plus important et l'opération de comptage est toujours en cours», a indiqué un haut gradé. Cette double attaque, transfrontalière, quasiment simultanée et extrêmement meurtrière, est sans précédent de la part de Boko Haram.

Le groupe islamiste d'origine nigériane, qui a basculé dans la lutte armée en 2009, a multiplié les assauts spectaculaires ces dernières semaines dans tous les pays du pourtour du lac Tchad, vaste étendue d'eau truffée d'îles et de marécages. Dans la nuit du 15 mars, les jihadistes ont notamment attaqué un poste militaire de reconnaissance à Toummour, dans la région nigérienne de Diffa. Selon le communiqué du ministère de la Défense, «la riposte spontanée des forces de défense et de sécurité a permis de repousser l'ennemi»: 50 terroristes ont été tués. Niamey est engagé sur deux fronts à la fois: celui du lac Tchad et celui des «trois frontières», à l'intersection du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Les deux groupes se battent sous la bannière commune de l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest.

"Purges successives"

Boko Haram s'est lui-même scindé en deux branches en 2016. L'Etat islamique en Afrique de l'Ouest, reconnu par la «maison mère», est implanté sur les rives et les îles du Lac Tchad. Plus petit et plus extrémiste encore, le groupe commandé par Abubakar Shekau, qui avait succédé au fondateur Mohammed Yusuf à sa mort en 2009, se cachait, lui, dans la forêt de Sambisa, avant de faire son retour l'an dernier dans la zone lacustre. Selon le site tchadien Al Wihda, l'attaque de lundi sur le camp de Bohoma a été «revendiquée par la faction d'Aboubakar Shekau, dans une vidéo horrible diffusée par leur agence Altabayn.»

«Shekau est le chef indiscutable de sa faction, il a dissous sa choura [le conseil consultatif, ndlr] et tué quiconque le critiquait, explique le chercheur Jacob Zenn, de la Jamestown Foundation, dans un article publié vendredi. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'Etat islamique l'a laissé tomber, mais cela signifie également qu'il conserve une position incontestée. A l'inverse, l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest a introduit une forme de "démocratie" dans son leadership à travers la choura, qui a conduit à des purges successives de ses dirigeants.» Les zones d'activité des deux branches rivales «se chevauchent désormais plus que jamais depuis leur séparation, en août 2016», poursuit le chercheur: «Leur proximité induit des occasions d'affrontements, qui surviennent, mais aussi des opportunités pour collaborer.»

La double attaque de lundi en est-elle un exemple? Les assauts contre les armées tchadiennes et nigérianes ont été menés à quelques heures et à plusieurs centaines de kilomètres de distance. La première a été attribuée au groupe de Shekau, l'autre à l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest. Elles pourraient n'être qu'une «coïncidence», selon Jacob Zenn, qui ne «croit pas à une coordination». Ou bien, plus inquiétant, signer la réunification des enfants de Boko Haram, qui ont déjà fait plus de 35 000 victimes au cours de la décennie passée.