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Libération
Vu de Moscou

Coronavirus en Russie : Poutine au service minimum

Dans sa dernière intervention, le président russe a fait le choix surprenant de la sobriété : un confinement laissé à l’appréciation des régions et des aides très insuffisantes pour les petites entreprises et les ménages modestes.
Photo diffusée par le Kremlin montrant le président russe lors d’un conseil de sécurité par visioconférence vendredi. (Photo AP)
publié le 5 avril 2020 à 20h41

Le pic de l'épidémie est encore à venir, continuez de suivre les consignes des médecins et des autorités, bonne santé à tous… C'est tout ? Le 2 avril, si l'intervention télévisée de Vladimir Poutine a surpris, c'est par la platitude de son contenu. A l'heure où les chefs d'Etat de toute la planète prennent des poses martiales, déclarent la «guerre au virus» et appellent à la mobilisation, le président russe s'en tient à des formules sobres.

Pas de rhétorique militaire ni d’évocation de la légendaire résilience du peuple russe et de sa discipline dans l’épreuve. C’est étonnant pour un Vladimir Poutine qui d’ordinaire ne rate pas une occasion de les décliner à toutes les sauces. Toujours pas, non plus, de déclaration du confinement général sur tout le territoire russe. Au contraire, le Président annonce déléguer aux autorités locales le soin de choisir la mesure de distanciation la plus adaptée à la situation dans leur région.

Sur le fond, cette mesure n’a rien d’absurde : il n’y a pas de raison de confiner avec la même intransigeance les villages du Grand Nord, éloignés les uns des autres par des centaines, voire des milliers de kilomètres de pistes forestières défoncées, et la mégalopole moscovite, avec ses 18 millions d’habitants sans cesse en mouvement et ses quatre aéroports internationaux.

Il est tout de même étrange de voir Poutine redécouvrir d'un seul coup les mérites de la décentralisation après avoir consacré ses vingt ans au Kremlin à dépouiller les sujets de la Fédération de Russie de toute leur autonomie et d'avoir pris la quasi-totalité des décisions à Moscou. «Le fédéralisme vient de là où l'on ne l'attendait pas. Quand il se produit une vraie catastrophe au lieu d'un combat contre un ennemi imaginaire, il s'avère que les autorités locales sont mieux placées pour déterminer la conduite à tenir, commente la politologue Ekaterina Schulmann dans une interview accordée à la chaîne de télévision indépendante Dojd. Mais voilà le problème : cela fait des années que les gouverneurs et les dirigeants des régions sont privés méthodiquement de toute forme de consistance politique. Ce sont des parachutés, élus après des scrutins de façade, sélectionnés par des concours qui testent surtout leur loyauté aveugle. Ils n'ont aucun lien avec leur territoire. Certains s'en sortiront bien, leurs administrés ont de la chance. Les autres, non.»

Jours non travaillés avec conservation du salaire

En fait de mesure nationale, le Kremlin n'a fait qu'une seule annonce : le prolongement, jusqu'à la fin du mois d'avril, de ce curieux entre-deux dans lequel vit la Russie depuis le 30 mars : les «jours non travaillés avec conservation du salaire», censés inciter la population à rester chez elle. De quoi s'agit-il exactement ? Ni réels congés payés ni jours fériés, ils ne correspondent à aucune norme, ne s'appuient sur aucune disposition en droit du travail. Tout au plus sait-on qu'ils ne concernent pas les entreprises ayant basculé en télétravail, ni l'administration, ni certaines industries stratégiques. Qui, dans les autres secteurs, devra payer les salaires des employés envoyés d'autorité en vacances ? Faute de précision, la charge retombe sur les entreprises, sommées du jour au lendemain d'offrir un mois de congés payés à leurs salariés. Pour beaucoup d'entre elles, la mission est impossible. Certaines la refusent. «C'est facile d'être généreux avec l'argent des autres, mais nous ne sommes pas une major pétrolière, se plaint sur Facebook le designer vedette Artemy Lebedev. Mon agence n'a pas de réserves pour payer des salaires sans activité. Je suis donc forcé de refuser, monsieur le Président.»

«Les grands groupes russes ont la capacité financière de supporter ces mesures, mais pas les PME, qui représentent entre 20% et 30% du marché de l'emploi en Russie. Ces entreprises-là n'ont pas attendu la crise pour être très fragiles : ce sont souvent des TPE, qui ne sont pas tant dans une logique de croissance que de survie d'un mois sur l'autre, explique Yannick Tranchier, fondateur d'un incubateur de start-up à Moscou. Il est pratiquement impossible pour ces PME de se financer auprès des banques russes car celles-ci refusent de prêter de l'argent aux petites entreprises, ou alors à des taux rédhibitoires. Résultat, les PME russes doivent fonctionner en fonds propres, avec très peu de trésorerie. Beaucoup d'entre elles ne pourront pas survivre très longtemps.»

Des mesures ont certes été annoncées en soutien aux entreprises : crédits d’impôt, moratoire sur les banqueroutes, prêts à taux zéro pour continuer de payer les salaires ; mais ceux-ci ne remplaceront pas la perte d’activité des petites entreprises. Dans les faits, il est probable que seuls les grands groupes en bénéficieront. Résultat, c’est une véritable hécatombe qui menace les TPE russes. D’après le président de la fédération russe de l’hôtellerie et de la restauration, jusqu’à 90% des établissements fermés pendant le confinement pourraient par exemple ne jamais rouvrir. Beaucoup de sociétés ont déjà réduit les salaires et commencé à licencier. Les conséquences, pour les employés, seront graves.

Les ménages, eux, vivent dans l’immense majorité uniquement de leur salaire d’un mois à l’autre : une étude du centre Levada publiée en avril 2019 estimait à 65% la proportion de familles russes ne possédant aucune épargne, en grande partie à cause d’un niveau de revenus à peine suffisant pour couvrir les dépenses courantes. En temps normal, un emploi perdu est retrouvé immédiatement ou presque, grâce à la grande fluidité du marché du travail et au taux de chômage à peine résiduel dans les grandes villes du pays (moins de 1% à Moscou). Mais à l’heure du coronavirus, plus personne n’embauche : perdre son emploi n’est plus une simple péripétie mais une véritable catastrophe. Pour beaucoup de Russes, il s’agit d’une question de survie.

Là aussi, le gouvernement a annoncé des mesures : prolongation automatique de toutes les prestations sociales dans les six prochains mois, augmentation de 60 euros par enfant et par mois des allocations familiales, création de congés maladie et relèvement des indemnités chômage, diminution des charges sociales sur les salaires… Une vraie redécouverte de l’Etat-providence, et un changement radical de paradigme pour la Russie, jusque-là adepte du darwinisme social.

Imposition des revenus de l’épargne

Autre révolution, alors que le pays ne pratiquait jusqu'alors en guise d'imposition qu'une flat tax de 13%, ces mesures seront financées par une augmentation sans précédent de la pression fiscale sur les hauts revenus, avec l'annonce d'une future imposition des revenus de l'épargne au-delà d'1 million de roubles (environ 12 500 euros) et d'une taxe sur les transferts de fonds hors de la Russie ; et par la dette, avec l'annonce d'un budget 2020 en déficit (en l'occurrence de 2%), une première depuis la crise de 2014, qui avait contraint le pays à une grande discipline budgétaire.

Mais là encore, l'effort consenti pourrait être très insuffisant. Le relèvement des indemnités chômage et maladie n'équivaut, en euros, qu'à un passage de 100 à 150 euros par mois : la hausse représente certes 50% d'augmentation, mais la somme finale reste trop basse pour vivre alors que le loyer moyen s'élève en Russie à 220 euros par mois, et beaucoup plus à Moscou. «J'ai l'impression que le gouvernement n'a pas pris la mesure de la situation, critique Igor Nikolaïev, analyste au sein du cabinet de conseil Grant Thornton, cité par la presse russe. Les augmentations annoncées ne sont pas suffisantes. Il n'y a rien pour les travailleurs pauvres, les familles ne touchant pas d'allocations, les petites entreprises.» La Russie a pourtant les poches profondes et disposerait d'assez de liquidités pour en faire beaucoup plus. Avec sa dette publique proche de zéro, ses finances sont saines.

Surtout, son fonds souverain, le Fonds de richesse nationale, créé en 2008 et alimenté par les revenus des ventes d’hydrocarbures selon le modèle norvégien, est riche de 150 milliards de dollars (près de 140 milliards d’euros), soit près de 10% du PIB russe. Malgré les appels de plus en plus pressants des économistes, le gouvernement russe exclut jusqu’à présent d’y puiser. La chute libre du cours du pétrole, qui a vu tomber le prix du baril de brut russe en dessous des 10 dollars, l’incite à la prudence à long terme. Quitte à risquer, à court terme, la disparition de son tissu de PME et la ruine de sa population.