Le 24 mars 2017, vers 6 heures du matin, dans un champ de Latamné, petite ville de la province de Hama, une explosion particulière s’est produite. Les habitants, habitués aux bombardements, n’ont cette fois pas reconnu le bruit. Ce n’était pas celui d’un missile classique, tiré par un avion, ou celui d’un baril d’explosifs largué depuis un hélicoptère. Ils n’ont pas non plus senti une odeur de chlore. Moins de bruit, et pas d’odeur.
En juin 2018, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) avait conclu que l’explosion, inhabituelle, était en réalité une attaque à l’arme chimique, au sarin, un neurotoxique banni des conventions internationales. Mercredi, une autre équipe d’enquêteurs de l’OIAC a rendu son rapport : l’armée syrienne est responsable. Les enquêteurs ont abouti aux mêmes conclusions pour deux autres bombardements à Latamné, le 25 mars 2017 au chlore, et le 30 mars 2017 au sarin. Les trois attaques ont fait jusqu’à 3 morts et plus de 108 blessés, selon l’OIAC. L’objectif des frappes chimiques est plus de terroriser que de tuer.
Damas a condamné le rapport jeudi, le qualifiant de «trompeur», et contenant «des conclusions infondées et fabriquées». Le régime d'Al-Assad n'a jamais reconnu avoir perpétré d'attaques chimiques alors que près de 350 ont été recensées depuis le début du soulèvement, en 2011, par l'Institut de politique publique globale, à Berlin. La Syrie a été obligée d'adhérer à l'OIAC, où sont représentés 192 autres pays, après le bombardement de la Ghouta au sarin en août 2013. Plus de 1 400 personnes avaient été tuées, selon MSF. La Russie tente depuis plusieurs années d'empêcher l'OIAC d'enquêter. Soit par le biais de son droit de veto au Conseil de sécurité, soit en essayant de bloquer le budget de l'organisation ou de la discréditer.
Témoignages
Les pays occidentaux ont salué la publication du rapport. «Ce travail indépendant et impartial de l'OIAC conclut que du sarin et du chlore ont été utilisés par des unités de l'armée de l'air du régime syrien. Il revient à présent aux membres de la communauté internationale d'agir, dans les enceintes multilatérales pertinentes, et de tirer les conséquences des conclusions de ce rapport», note le Quai d'Orsay. «Aucune désinformation des soutiens d'Al-Assad en Russie et en Iran ne pourra cacher le fait que le régime est responsable de nombreuses attaques chimiques», a déclaré le secrétaire d'Etat américain, Mike Pompeo. «La communauté internationale doit s'assurer que les responsables soient traduits devant la justice», a déclaré son homologue allemand, Heiko Maas. Une demande appuyée jeudi par le porte-parole des Nations unies et par l'Union européenne, qui a demandé des sanctions.
Le rapport publié mercredi décrit les méthodes d'enquête, les sources et les refus de collaborer du régime de Damas. Il se base sur des témoignages, des vidéos, des images satellites, des analyses de restes de munitions, des dossiers médicaux de victimes. Il permet de retracer le déroulé des attaques et d'imputer leur responsabilité «aux plus hauts niveaux de l'armée».
Les bombardements chimiques sur Latamné étaient passés relativement inaperçus. Mais quelques jours plus tard, le 4 avril 2017, la ville de Khan Cheikhoun, dans la province d’Idlib, était visée. La frappe avait tué plus de 80 personnes. En représailles, Donald Trump, avait ordonné des tirs de missiles contre des bases syriennes.
Les deux villes étaient alors sur la ligne de front. Latamné est proche de l’autoroute M5, qui relie Alep à Damas, la capitale. Une voie vitale pour le régime syrien qui a fini par la reprendre début février. En 2017, Latamné était contrôlé par les jihadistes d’Hayat Tahrir al-Sham et plusieurs autres groupes armés. Face à eux, l’armée nationale, l’armée de l’air et les forces d’élites dites du «Tigre».
Le 24 mars, des habitants de Latamné repèrent un avion syrien au-dessus de la ville. Les enquêteurs de l’OIAC ont croisé leurs témoignages avec des données de vol et des images satellites. Il s’agit d’un Sukhoï Su-22 de l’armée syrienne, qui a décollé entre 5 h 30 et 6 heures de la base voisine d’Al-Shayrat. Le lendemain, vers 15 heures, c’est l’hôpital de la ville qui est visé. Une bombe traverse le toit en relâchant du chlore. Au moins 30 personnes sont intoxiquées. L’attaque a cette fois été perpétrée par un hélicoptère venu de Hama. Le 30 mars, nouveau bombardement, non loin de celui du 24 mars. Encore un Su-22 parti d’Al-Shayrat et qui largue la même bombe, dite M4000, contenant du sarin. Plus de 60 personnes sont affectées.
Stocks
Le régime de Damas ne devrait théoriquement plus avoir de stocks permettant de produire du sarin. Il s’était engagé à les détruire lors de son adhésion à l’OIAC. Mais, selon l’organisation, les composants du sarin utilisé à Latamné correspondent à ceux de ses anciens stocks. Leurs conclusions précises sont classifiées, mais accessibles aux pays membres.
Ce n’est pas la première fois que Damas et son armée sont jugés responsables d’attaques chimiques par une instance internationale. En 2017, le mécanisme dit JIM, qui regroupait des enquêteurs de l’OIAC et de l’ONU, avait conclu à sa culpabilité pour plusieurs bombardements au sarin et au chlore, dont celui de Khan Cheikhoun.
Les rapports du JIM avaient ulcéré la Russie. Moscou avait d’abord avancé différentes versions, parfois contradictoires, pour dédouaner Damas. Les diplomates russes avaient poursuivi l’offensive au Conseil de sécurité. Avec succès. En novembre 2017, ils mettaient leur veto au renouvellement du mandat du JIM. La commission d’enquête était morte. Mais dans les mois qui ont suivi, les pays occidentaux, dont la France, ont répliqué à l’OIAC. Leur idée : étendre les prérogatives de l’organisation et permettre à ses enquêteurs de ne pas seulement déterminer si une attaque est chimique ou non, mais de désigner ses auteurs. Malgré l’opposition de la Russie, la commission d’enquête a été créée en juin 2018. Des investigations sont en cours sur six autres bombardements perpétrés entre 2014 et 2018.