Et si l’Espagne, un des pays les plus touchés au monde par la pandémie du coronavirus, l’était en fait bien davantage que ce que disent les chiffres officiels (15 238 morts et 152 446 contaminés ce jeudi midi) ? C’est une conviction partagée par plusieurs médias et par la majorité des experts, dont la Société espagnole d’épidémiologie, pour laquelle plus de 90% des cas de contagion ne seraient pas comptabilisés par les estimations du ministère de la Santé.
Les deux motifs principaux en sont le nombre dérisoire de tests effectués à ce jour ainsi que le type de calcul ne prenant jusqu’ici en compte que les cas de contagion les plus évidents. Allant dans ce sens, l’Institut de santé Carlos-III estime qu’en réalité 5% de la population espagnole – soit 2,3 millions de personnes – seraient affectés par le virus, de façon grave, légère ou asymptomatique. L’agglomération de Madrid, par exemple, pourrait être contaminée à 40%.
Selon ces sources, le nombre de décès serait lui aussi largement sous-évalué par le gouvernement de Pedro Sánchez. Le manque de tests et le fait de ne comptabiliser que les morts ayant été préalablement donnés «positifs» ne prennent pas en considération les milliers de personnes mortes dans les maisons de retraite, à domicile ou dans des hôpitaux saturés. Dans la seule agglomération madrilène, soutient la radio Cadena SER, les statistiques de la deuxième quinzaine de mars traduisent l'existence de 3 000 décès non comptabilisés par le ministère de la Santé.
85% de malades asymptomatiques
Bien conscient de cette réalité, et disposant enfin de millions de tests achetés à des entreprises chinoises, le gouvernement socialiste a changé du tout au tout sa stratégie, qu’il entend désormais baser sur le dépistage le plus large possible, en commençant par les populations les plus exposées, personnels soignants, forces de l’ordre ou autres employés obligés par leur type de travail à ne pas être confinés. A partir de la semaine prochaine, une campagne de dépistage va être lancée, a confirmé le ministre de la Santé, Salvador Illa.
«On sait qu'environ 85% des gens affectés par le virus ne notent aucun symptôme, a souligné José Martínez Olmos, spécialiste de santé publique et sénateur socialiste. Pour avoir une photographie réelle de la situation, il est donc indispensable de dépister dans le plus d'endroits possibles, et ensuite d'isoler, sur le modèle coréen, les personnes porteuses du virus afin qu'elles n'en contaminent pas d'autres sans le savoir.» Il s'agit aussi de faire cette radiographie dans toutes les régions espagnoles, tout spécialement celles où, comme la Castille-et-León, les cas de contagion seraient bien plus élevés que ce que disent les statistiques officielles. Comme mesure d'anticipation, le chef socialiste du gouvernement, Pedro Sánchez, a demandé aux présidents des 17 régions espagnoles de lister les infrastructures locales qui pourraient être réquisitionnées pour isoler les cas donnés «positifs» sans toutefois avoir besoin d'hospitalisation.
Expliquer l'explosion des contaminations
Ces dernières semaines, les motifs avancés pour expliquer cette angoissante traînée de poudre de contagions n'ont pas manqué : ne pas avoir interdit et arrêté net les rassemblements publics lorsque le virus était déjà à l'œuvre début mars (ainsi que l'a fait le voisin portugais, certes affecté dans un deuxième temps, où le nombre de décès officiels est aujourd'hui quarante fois moins important) ; les carences criantes de kits pour effectuer des tests ainsi que de matériel de protection, en particulier pour le personnel soignant, parmi les plus touchés par le Covid-19 ; une culture méditerranéenne de grande sociabilité.
Il faut y voir aussi le vieillissement important de la population – 8 millions de personnes de plus de 65 ans. «Ce phénomène, ajouté à la haute proportion de pathologies chroniques, ou à l'impact du virus dans les maisons de retraites, explique aussi la forte mortalité.» Dans une chronique publiée dans El País, le sociologue Enrique Gil Calvo signale comme facteur aggravant le fait que l'Espagne fasse partie des pays européens où la protection sociale incombe surtout à la famille mais sans aide de l'Etat : «Les conséquences sont désastreuses, comme la non-émancipation des jeunes, un réseau de services de soins primaires chétif ou la fragilité des personnes âgées.» A ses yeux, la situation des jeunes (90% des Espagnols entre 20 et 24 ans vivent chez leurs parents) aggrave considérablement la vulnérabilité de la population : «Les jeunes Espagnols précarisés contaminent malgré eux leurs parents et ces grands-parents qui s'occupent de leurs petits-fils. Un modèle latin certes convivial, mais létal.»