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Libération
Reportage

Naître et donner la vie en pays pachtoun

Une femme se repose après son accouchement, près de son bébé, en août 2018 à la maternité de Khost créée par MSF en Afghanistan. (Photo ANNE CHAON. AFP)
publié le 11 avril 2020 à 14h18

Les pas de course de la gynécologue claquent sur le carrelage, puis un lourd silence s'abat sur le couloir de la maternité de Khost et crispe les blouses couleur lilas. Enfin, l'employée de Médecins sans frontières (MSF) réapparaît, précédée d'un cri : «Il a dit oui !», et court vers la salle d'opération. Devant les portes du bloc, elle lève son pouce en signe de victoire à hauteur d'une vieille femme enveloppée de noir, le front noirci de tatouages. De l'autre côté du mur, sa belle-fille Sanna est sur le point d'enfanter. Elle a 19 ans. C'est son cinquième accouchement.

Depuis la salle d'attente, le mari de Sanna vient de donner le consentement oral tant attendu. Il autorise les gynécologues à pratiquer une césarienne, car le bébé est trop gros pour sortir par voie naturelle. Sans cet accord, toute supplique est inutile : les médecins ne sont pas autorisés à opérer, sauf si la vie de la mère est menacée. La gynécologue a également proposé à l'époux la ligature des trompes de sa femme. Mais celui-ci a refusé. «C'est pourtant une contraception qu'on encourage beaucoup parce qu'elle peut être cachée des belles-mères»observe Alima, 22 ans, chargée de la planification familiale. «C'est pareil pour l'implant contraceptif. Mais ils sont encore tabous. Les gens de Sabari par exemple, ils n'acceptent souvent que des préservatifs Le district de Sabari, situé à un jet de pierre de la capitale provinciale de Khost, est sous contrôle taliban.

La culture familiale y est résolument nataliste. Dans la province de Khost, le taux de fertilité avoisine 7 enfants par femme, selon une enquête du Demographic and Health Survey. Cet organisme américain n’a pas pris en compte les filles-mères de moins de 15 ans. Elles sont pourtant plusieurs ce matin dans la maternité de MSF.

2 000 accouchements par mois

Créée en 2012, cette structure cinq étoiles est surnommée «l’hôpital des femmes», car les hommes n’y entrent pas. Un gage de confiance pour les Pachtounes, l’ethnie très majoritaire à Khost (et la principale du pays), très conservatrice. La maternité, gratuite, accueille jusqu’à 2 000 accouchements par mois – un chiffre plus de deux fois supérieur aux plus grandes maternités européennes. Son rôle est primordial en Afghanistan, où deux tiers des naissances ont lieu sans assistance médicale. Une femme y meurt toutes les deux heures du fait de complications liées à une grossesse ou un accouchement. De ce point de vue, le pays figure parmi les pires au monde, avec une mortalité maternelle de 396 pour 100 000 accouchements, selon des chiffres de l’OMS datant de 2016 (et très sous-évalués, selon les ONG de santé).

Nombre d’experts craignent que ces chiffres n’empirent encore, alors qu’un accord entre Etats-Unis et talibans a été signé le 29 février à Doha. Washington s’y engage à un retrait des troupes étrangères d’Afghanistan sous 14 mois, à condition que les insurgés respectent certains engagements sécuritaires. Mais pas un mot dans ce texte n’avait trait aux droits les plus élémentaires des femmes.

Distinctes dans le brouhaha, deux syllabes résonnent depuis la salle de naissance : «Zuka !», «Pousse !» en langue pachto. Ogzaï, une femme kutchi – une communauté de nomades – se débat comme une diablesse. Autour d'elle, un essaim de sages-femmes s'agitent pour la convaincre de remonter ses jupes.  Les Kutchis, qui représentent près d'un tiers des patientes de cette maternité et quelques millions d'âmes dans le pays, sont très largement analphabètes. Ils respectent un Pachtounwali (code de conduite pachtoun) propre à leur communauté, bien plus strict que les principes islamiques et, à fortiori, que la loi de Kaboul. Associée à la sexualité, la grossesse charrie des tabous immenses.

A la vue des forceps, la parturiente a sauté au sol. «Elle croit qu'on va lui retirer l'intérieur du corps», indique Safia Khan, 25 ans, sage-femme en chef, qui la rassure d'une main tendre. «Maintenant, les femmes sont beaucoup plus éduquées, remarque-t-elle. Mais avant… Je suis moi-même entrée à l'école des sages-femmes sans savoir que les bébés sortaient du vagin Le recrutement des femmes dans les métiers de la santé a explosé dans la province de Khost. Il y a désormais cinq instituts de formation d'infirmières et de sages-femmes, une université publique avec un parcours de médecine ainsi que deux universités privées. «Hormis la fac, ces structures ont toutes été construites ces dix dernières années, et elles accueillent toutes des femmes», se réjouit Saheera Sharif, figure du militantisme féministe en Afghanistan et députée du parlement provincial de Khost. «Quels que soient les desseins des plus obscurantistes, la jeunesse de Khost a pris goût à s'éduquer, à développer son esprit critique. C'est irréversible.»

Le «turban du père»

Ogzaï a finalement donné naissance à un petit garçon. Il est aussitôt entortillé dans un entrelacs de tissus brodés, morceaux de tapis, cordons de cuir, puis enroulé dans une couverture par sa grand-mère, tête comprise. En berçant ce gros paquet, cette dernière est en joie : «Le turban de ton père est sauvé !». Autrement dit : son honneur, puisqu'un garçon est né. L'enfant a été présenté à sa mère avant qu'on ne coupe le cordon ombilical. C'est la règle pour contrer une rumeur répandue dans les campagnes tribales, selon laquelle les cliniques des villes, souvent sous contrôle gouvernemental, échangent les sexes des bébés.

«Notre méthode, c'est la transparence totale. Quand nous avons recruté un anesthésiste homme, nous avons invité les maleks  – (chefs tribaux) et des dignitaires religieux pour leur soumettre ce choix», détaille Salamat Khan Mandozai, le responsable du lien avec les communautés locales pour MSF. Une médiation «indispensable pour tous les acteurs de santé», selon lui. Notamment pour faciliter les transferts de médecins et de patients dans cette région très sensible de l'Afghanistan, où les combats font rage entre les talibans – leur branche la plus sanglante, le réseau Haqqani, dont Khost est un bastion – et les forces gouvernementales. Dans la foulée de l'accord de Doha, c'est à Khost que c'est produit le premier attentat recensé en Afghanistan après la signature. Trois frères ont été tués lorsqu'une moto piégée a explosé près d'un match de foot.

Selon le porte-parole des talibans Zabiullah Mujahid, qui ne reconnaît pas la légitimité des autorités de Kaboul, dans le domaine de la santé, «les échanges sont en progrès notable» entre les deux camps, bien qu'ils ne concernent «que des civils»«Avant, quand nos populations étaient malades et devaient se déplacer pour des soins dans des hôpitaux du gouvernement, elles étaient harcelées», poursuit-il.

«Chaque mois, nous faisons un point avec les insurgés. Ils nous demandent de créer plus d'hôpitaux et de maternités dans leurs zones», confirme Abdul Wali Zraswand, directeur provincial de l'OHPM, l'organisme qui chapeaute les centres de santé publics. Les 70 structures qu'il dirige sont situées en majorité dans des territoires contrôlés par les rebelles. «Les talibans respectent les médecins». Dans un communiqué à la mi-mars, les insurgés se sont ainsi dits «prêts à se coordonner» avec les ONG et l'ONU «pour combattre le coronavirus», dont le niveau de propagation est inconnu (environ 500 malades officiellement), le pays ne disposant que de très peu de tests. Mais depuis son bureau ultrasécurisé, Abdul Wali Zraswand déplore l'insécurité, principalement la nuit, qui rend les déplacements urgents des ambulances ou des femmes enceintes impossibles.

Les dangers de l’opium

A l'étage inférieur, Lateefa Mohd Zahir, une sage-femme déployée dans les centres de santé ruraux par l'OHPM, nuance ce rapport avec les talibans : «Il y a deux ans, sur la route d'un dispensaire, des hommes ont arrêté notre voiture. Ils nous ont menacées parce que nous n'avions pas de moharam», ces accompagnants masculins issus d'une même famille, qu'exigent les insurgés, raconte-t-elle. «On pleurait toutes. On leur a juré que le chauffeur était notre oncle.» Pris de doute, les hommes armés les ont laissées filer. «C'est vrai que maintenant ils nous acceptent»concède cette quadragénaire chaleureuse, qui exerce depuis dix ans. Mais pour eux, l'honneur les femmes est plus important que de les soigner !» Sous une burqa vert amande, Lateefa nous conduit dans un centre de santé communautaire, au district de Tani.

Cent-soixante femmes ont accouché le mois dernier dans ce bloc de béton jauni, planté au cœur d'une plaine de cailloux désolée. A l'intérieur, deux salles de naissances froides, que meublent une poignée de lits en fer. Près du poêle central, une femme sans âge murmure à l'oreille de sa protégée un landay, un genre de poème court, prisé des paysannes pachtounes, souvent tragique.  Elle essaie pourtant de «divertir» Khial, une très jeune fille aux yeux émeraude, qui pense avoir «environ 14 ans». Khial est mariée depuis onze mois. Les mariages précoces restent la norme dans les zones pachtounes, sans respect pour l'âge légal établi à 16 ans pour les filles. Ce que l'on sait moins, c'est que les familles exercent une pression énorme pour qu'un enfant naisse dans la première année du mariage. Avec le manque d'espacement entre les naissances, l'âge très précoce des mères est une des premières causes de surmortalité maternelle.

Dehors, serrées sous un appentis de tôle, une trentaine de femmes en burqa participent à un atelier, dans un froid mordant. Quelques gamins en loques jouent entre les bancs. «Même si vos maris mangent avant vous, faites-leur comprendre qu'il faut vous laisser un peu de tout», martèle la jeune formatrice, Rachila. En Afghanistan, la malnutrition aiguë des mères et des enfants est un fléau pointé par tous les rapports de santé. Près d'un bambin sur deux en souffre, selon l'Unicef. Rachila, elle-même formée par MSF, poursuit : «N'acceptez aucune substance si vous êtes forcée d'accoucher chez vous. Cela peut vous faire très mal !» Dans l'Est afghan, la culture de l'opium est reine, et cette drogue est communément utilisée pour apaiser les douleurs, même chez les enfants. Certaines sages-femmes traditionnelles en administrent aux parturientes. Mais lors de l'accouchement, certains dérivés de l'opium peuvent bloquer les contractions. Et conduire au pire.

Doucement, le ruban neige des montagnes de Spinghar tourne au bleu fumé, de la même teinte que les silhouettes qui d’un coup s’agitent. Sur le parking, les maris ou les oncles activent des moteurs souffreteux. La nuit tombe, synonyme de tous les dangers. Celles qui le peuvent attendront le jour d’après pour accoucher.