Une défaite écrasante. Et rare. Le 6 mars, la candidate de Pékin à la direction de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), l’agence de l’ONU en charge des brevets, a été sèchement battue par celui de Singapour, au terme d’une bataille diplomatique dans laquelle Washington a, pour une fois, pesé avec succès. Pour la Chine, qui avance méthodiquement ses pions dans le système onusien depuis plusieurs années, cet échec marque un léger coup d’arrêt. Sans pour autant remettre en cause l’influence grandissante qu’elle a acquise au sein du système multilatéral, profitant notamment du vide laissé par les Etats-Unis.
Droits de l'homme
Sur les 15 agences spécialisées des Nations unies, quatre, dont l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et celle de l'aviation civile internationale (OACI), sont aujourd'hui dirigées par des ressortissants chinois, trois de plus que n'importe quel autre pays. Sept agences onusiennes, dont l'OMPI, comptent par ailleurs, autre record, un directeur adjoint de nationalité chinoise. L'influence de la Chine s'exerce en outre au sein d'instances que ses diplomates ne pilotent pas directement, à l'image de l'OMS, accusée de biais prochinois dans la gestion du coronavirus, et dont le directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, était auparavant ministre des Affaires étrangères de l'Ethiopie, un des bastions de la Chine en Afrique.
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«La Chine utilise de plus en plus son pouvoir économique, politique et institutionnel pour changer de l'intérieur le système de gouvernance mondiale», résumait l'an dernier un rapport du Center for a New American Security, un think-tank basé à Washington. Lors de sa première apparition à la tribune de l'ONU, en septembre 2015, Xi Jinping avait prôné «l'émergence pacifique» de la Chine et appelé à une «coopération gagnant-gagnant». L'élection surprise de Donald Trump un an plus tard, et le désengagement massif des Etats-Unis de la scène internationale qui s'en est suivi (retrait du traité transpacifique, de l'accord de Paris sur le climat, de celui de Vienne sur le nucléaire iranien, départ de l'Unesco et du Conseil des droits de l'homme) ont donné un coup d'accélérateur inespéré à la stratégie de Pékin.
Alors que l'administration Trump a nettement réduit la contribution financière des Etats-Unis à l'ONU, qui reste malgré tout, et de loin, la plus importante, la Chine y injecte au contraire davantage de moyens. Sa part dans le budget des opérations de maintien de la paix est ainsi passée de 10 à 15 % entre 2018 et 2019 (contre près de 28 % pour Washington). Un effort financier couplé de pressions pour faire supprimer des missions onusiennes les postes liés aux droits de l'homme. Des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, la Chine fournit le plus gros contingent de casques bleus. Et en 2015, Xi Jinping a annoncé le versement à l'ONU de 200 millions de dollars sur dix ans pour financer un fonds «pour la paix et le développement».
Routes de la soie
«Son influence grandissante au sein des organes de l'ONU et ses contributions financières croissantes, qui tranchent avec le désengagement américain, ont permis à la Chine d'obtenir une oreille attentive auprès du secrétaire général, et de faire avancer ses intérêts», note un diplomate français. A commencer par les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), le projet titanesque de Pékin pour former un réseau d'infrastructures reliant la Chine à l'Europe, salué par António Guterres et de nombreuses agences de l'ONU. «Même le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dont les missions semblent pour le moins éloignées des enjeux des nouvelles routes de la soie, a ressenti le besoin de signer un mémorandum d'action sur la BRI», note François Godement, conseiller pour l'Asie à l'Institut Montaigne.
Efficace dans sa quête d'influence, la Chine a toutefois montré, avec la pandémie de coronavirus, qu'elle n'était pas en mesure de prendre le relais des Etats-Unis. «Face à Ebola en 2014, les Etats-Unis s'étaient engagés et avaient joué un rôle de catalyseur, mobilisant les dirigeants du monde entier à l'ONU. Le repli américain laisse un trou béant que personne n'est en mesure de combler, disait récemment à Libération le politologue Matthew Kavanagh, professeur à l'université de Georgetown. A la place, on se retrouve avec Pékin et Washington qui, plutôt que de coopérer pour trouver des solutions, préfèrent s'affronter à coups d'accusations de mensonges et de fake news pour savoir qui est responsable.» Un bras de fer stérile entre les deux membres permanents les plus puissants du Conseil de sécurité. Tel un symbole de l'atrophie du multilatéralisme à l'ère Trump.
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