Le samedi de Pâques, le téléphone a sonné chez Csaba (1), à Budapest. Au bout du fil, une infirmière de l'hôpital où se trouve son père de 70 ans, amputé d'une jambe le 20 mars : «Nous ne pouvons pas le garder.» Rentré chez lui deux jours plus tard, le malade n'a plus de séances de rééducation, pourtant essentielles. Sa femme change ses pansements et la famille espère trouver une infirmière pour enlever les fils chirurgicaux.
Des milliers de patients sont actuellement expulsés des hôpitaux du jour au lendemain pour faire de la place aux futurs malades du Covid-19. Pourtant, avec officiellement 156 morts et 1 763 personnes contaminées, la Hongrie semble moins touchée par la pandémie que d'autres pays. Néanmoins, en vertu d'un oukase du ministère chargé de la Santé publique, les établissements doivent libérer 39 500 lits – soit 60% de leur capacité d'accueil – d'ici dimanche. «Tout patient qui nécessite des soins 24 heures sur 24 pourra rester à l'hôpital ou bien sera transféré dans un autre centre de soins», a assuré la directrice de la santé, le docteur Cecília Müller.
Une affirmation contredite par les témoignages qui affluent sur les réseaux sociaux et dans les médias indépendants : des personnes atteintes de pathologies très lourdes sont purement et simplement jetées dehors. «L'hôpital Sainte-Marguerite m'a donné soixante-douze heures pour venir chercher ma mère de 93 ans, qui a besoin de soins continus. J'ai 73 ans, une petite santé, je ne me vois pas changer les couches de ma mère. La municipalité peut m'envoyer une auxiliaire de vie mais seulement une heure par jour», raconte une Budapestoise à la chaîne de télévision indépendante RTL Klub. Seules ses mains sont filmées et sa voix est déguisée ; comme beaucoup de Hongrois, elle a peur d'éventuelles représailles. «On vit à trois dans un trois-pièces et on a dû accueillir mon oncle de 65 ans, qui souffre d'un cancer du pancréas en stade terminal», raconte Istvan Marton, un habitant de Pécs (sud de la Hongrie) au portail d'informations indépendant Index.
«Aucune donnée rationnelle»
«Nous avons vu ce qui se passait en France et Italie, les hôpitaux submergés, les malades entassés dans les couloirs. Nous voulons éviter ça», justifie la directrice de la santé. Quant au Premier ministre, Viktor Orbán, il affirme à la radio publique : «Nous sommes engagés dans une sorte d'opération militaire. On doit envisager tous les scénarios, y compris le pire. Nous avons environ 2 000 respirateurs, nous allons augmenter ce nombre à 8 000. Et il faut réserver plus de 30 000 lits aux malades du coronavirus.» Des chiffres «irréalistes» pour un pays de 9,8 millions d'habitants et qui ne s'appuient «sur aucune donnée rationnelle», considère Gabriella Lantos, économiste spécialiste les questions de santé.
Selon le Premier ministre, un tiers de la totalité des lits hospitaliers est déjà inoccupé. Pour atteindre le quota de 39 500 lits, il faudrait donc renvoyer chez eux quelque 16 000 patients. Beaucoup n'ont pas de famille, ni les moyens de financer une infirmière à domicile. «C'est d'un cynisme sans nom. L'Etat va économiser beaucoup d'argent en laissant ces gens mourir. Pas besoin de les tuer : ils vont mourir tout seuls. C'est aussi cruel que ce que les nazis ont fait», dit à Libération un médecin de 65 ans qui insiste pour qu'on ne cite pas son nom, ni son hôpital. Pour sa part, l'Ordre des médecins estime que «la dégradation de l'état de santé de ces malades chroniques, voire leur décès, peut causer plus de mal que la pandémie. Le nombre de personnes contaminées ne justifie en rien une telle mesure».
«Interdiction de parler»
Mais les chiffres officiels sont sujets à caution, souligne Akos Hadhazy, ancien élu du parti d'Orban, aujourd'hui dans l'opposition. Les chiffres réels sont peut-être plus élevés. «Le gouvernement ne donne que le nombre global de décès et de personnes infectées. Tant que l'on n'a pas de données par commune et par ville, il est impossible de vérifier l'exactitude de ces chiffres. C'est comme si, lors d'une élection, vous n'aviez que le résultat total, mais pas le décompte des voix par circonscription. J'ai demandé à 25 directeurs d'hôpital combien de patients étaient examinés chaque jour, quel pourcentage étaient contaminés, et combien de malades avaient une pneumonie. Ils m'ont répondu que les autorités leur interdisaient de parler. Alors que tout député a le droit de voir ces données, c'est la loi.»
Deux directeurs d'hôpitaux ont déjà été limogés pour avoir résisté à Miklós Kásler, le ministre chargé de la Santé. Cet ancien médecin est de plus en plus critiqué pour son incompétence, y compris au sein du parti de Viktor Orbán. «Si l'on respecte les dix commandements, on peut échapper aux infections et à d'autres maladies», énonçait ce politicien ultranationaliste lors d'une conférence en 2018.
(1) Les prénoms ont été changés.