«L'âge de pierre ne s'est pas terminé par manque de pierres, et l'ère du pétrole prendra fin bien avant que le monde ne soit à court de pétrole», avait prédit Ahmed Zaki Yamani après le premier choc pétrolier dans les années 70. Alors bête noire des pays importateurs et consommateurs de brut, le ministre saoudien du Pétrole, dont le pays avait provoqué le quadruplement du prix du baril, n'aurait jamais cru que sa prophétie se traduirait un jour par l'électrochoc actuel. Une épidémie entraînant un tel ralentissement de l'économie mondiale que le pétrole inonde les marchés, au point de devenir ruineux pour l'ensemble des pays producteurs. En effet, des plus riches pétromonarchies du Golfe aux états africains, arabes ou sud-américains nettement moins nantis et plus peuplés, tous ceux qui comptent essentiellement sur leurs ressources en hydrocarbures pour vivre se retrouvent aujourd'hui dos au mur. «Une ère de faillites s'ouvre pour l'industrie pétrolière mondiale», titrait dimanche déjà le site d'information Algérie-Eco, vingt-quatre heures avant le grand krach du pétrole américain.
Scénario. Entre 65 % et (plus souvent) 90 % du budget de la plupart de ces pays exportateurs repose sur les revenus du pétrole. C'est le cas par exemple de l'Algérie, de l'Irak ou du Nigeria, confrontés par ailleurs à des crises sociales aiguës, auxquelles s'est ajoutée récemment la menace du coronavirus, d'autant plus forte que les infrastructures de santé y sont souvent défaillantes. Or, les budgets de ces pays ont été calculés sur la base d'un prix du baril moyen d'environ 60 dollars (55 euros). Le Nigeria, nation la plus peuplée d'Afrique, travaillait sur le scénario catastrophe d'un baril à 30 dollars, au moment où celui-ci est en passe de descendre sous les 20.
Les recettes de l’Etat irakien devraient chuter de près de 70 % cette année selon les dernières prévisions, alors que les trois quarts du budget couvrent uniquement les salaires des fonctionnaires et les pensions des retraités. Au nom de la paix sociale, les autorités du pays ont, ces derniers mois, embauché 500 000 personnes supplémentaires. Le gouvernement, intérimaire depuis près de six mois du fait de la crise politique, a envisagé lundi plusieurs mesures. Et entamé des discussions avec les sociétés pétrolières étrangères opérant en Irak pour qu’elles réduisent leurs coûts de production, afin d’amortir la baisse des cours.
«Mais la chute brutale des prix exige de transformer la politique économique avec plus d'austérité et de rationalité», selon l'économiste irakien Dargham Mohamed Ali. Une option quasi impossible dans un pays qui a connu un mouvement de protestation inédit réclamant notamment une distribution plus équitable de la richesse nationale.
La manne pétrolière reste essentielle pour acheter la paix sociale, comme en Algérie, où la redistribution de la rente reste un des derniers ressorts du pouvoir. Il y a près d’un mois, le gouvernement avait déjà décidé de réduire ses dépenses publiques et de revoir sa politique économique. Mais si, en Irak comme en Algérie, l’épidémie a eu pour effet de vider les rues des jeunes contestataires, des crises sociales bien plus larges pourraient poindre en cas d’une nouvelle baisse des revenus.
Des menaces plus lourdes encore pèsent sur le Venezuela et l’Iran, qui subissent la double peine de la chute des prix du brut et des sanctions économiques internationales. Pour Caracas, détenteur des plus grandes réserves mondiales de pétrole, le krach pétrolier vient s’ajouter à une crise politique et économique aiguë qui dure depuis plusieurs années, et au désastre sanitaire en puissance que représente le coronavirus. L’Iran, où les hydrocarbures représentent 80 % des exportations, semble paradoxalement moins affecté par la récente chute des prix, car du fait des sanctions drastiques imposées par l’administration Trump, le pays avait déjà réduit significativement la part du pétrole dans ses prévisions budgétaires.
Entente. Si elles sont à l'abri de troubles sociaux du fait de leurs réserves financières considérables, les pétromonarchies du Golfe voient se réduire leurs ambitions économiques et politiques, notamment leurs stratégies de diversification pour préparer l'après-pétrole. C'est le cas surtout pour l'Arabie Saoudite, premier exportateur mondial, dont le turbulent prince héritier, Mohammed ben Salmane, s'est lancé dans des projets colossaux s'appuyant sur la privatisation d'une partie de sa puissante compagnie pétrolière Aramco. Il voit ses ambitions et son calendrier bien compromis. Mardi, le royaume saoudien s'est dit «déterminé à assurer la stabilité du marché pétrolier et confirme son engagement avec la Russie pour mettre en œuvre les réductions [de production] pour les deux prochaines années». Mais l'entente laborieuse conclue au début du mois entre Moscou et Riyad semble déjà dépassée. La réduction de la production d'environ 10 millions de barils par jour début mai paraît dérisoire face à une demande en chute de près de 30 millions.
Enfin par ricochet, la baisse des recettes des riches pays pétroliers risque de peser lourd sur l’économie mondiale. Car les pétrodollars ne seront pas au rendez-vous pour venir soutenir les finances délabrées des pays occidentaux. Ni contribuer au commerce international.