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Libération
Carnet de bord

Une semaine à Durham: «Je donne tout pour l’aide aux sans papiers»

Chaque semaine, le Covid-19 vécu au quotidien depuis la Caroline du Nord.
José, peintre en batiment fait partie des nombreux travailleur sans statut légal aux Etats-Unis, de ce fait il ne peut bénéficier du programme "stimulus money". (David Goldman/David Goldman. AP)
publié le 25 avril 2020 à 10h22

Dans un autre contexte, la réception de l'argent-cadeau du stimulus money, prime versée par le gouvernement fédéral, aurait généré des soirées bien arrosées dans les bars et autour des barbecues. Qu'on expédie 1 200 dollars (1 113 euros) directement sur votre compte en banque, bien davantage si vous êtes une famille, est-ce jamais arrivé dans l'histoire américaine ? Nous aurons donc vécu ce miracle en direct, entendu les exclamations de joie de nos cohabitants, reçu en rafale des textos excités, puis participé aux prises de tête consécutives : comment utiliser cet argent pas gagné à la sueur de son front ?

Pour en bénéficier, il ne fallait pas être spécialement pauvre. En gros, on devait avoir déclaré moins de 75 000 dollars (69 500 euros) de revenus l'an dernier, soit un peu plus que le salaire moyen du pays. L'objectif, pour le gouvernement, était d'injecter immédiatement de l'argent dans l'économie, d'inciter les gens à dépenser pour que survivent les business à l'agonie. Tant mieux si, accessoirement, les pauvres allaient s'en servir pour manger et payer leur logement. Les pauvres légaux, pas les sans papiers hors-la-loi, hein ! Ceux-là, on laisse aux charities, aux associations caritatives, le soin de les nourrir.

Soyons honnête : le sondage sur l'utilisation du stimulus money présenté ici n'est pas généralisable, mais il a bien occupé le week-end. Dominique, jeune prof de collège à Durham «même pas licenciée», est révoltée de l'avoir reçu : «Je donne tout pour l'aide aux sans papiers, et j'applaudis nos élus qui font de même.» De fait, des conseillers municipaux de Raleigh et Durham ont dit qu'ils se joignaient à l'initiative de l'association latino Siembra NC «ShareYourCheck Challenge», sachant que 317 000 immigrés sans statut légal travaillent – ou plutôt : ont perdu leur boulot – en Caroline du Nord.

Mike, 25 ans, et Charles, 27 ans, tous deux en télétravail, ont réparti la somme de la même manière : «Un tiers pour des banques alimentaires et des assos caritatives ; un tiers à dépenser dans les restos et bars survivants quand ils vont rouvrir, et en gros pourboires pour les serveurs (ainsi rémunérés aux Etats-Unis) ; un tiers à garder au cas où.» Ryan, musicien de 29 ans évidemment au chômage non indemnisé, rembourse un peu sa dette étudiante, et aide d'autres artistes à payer leur loyer. Laura, 25 ans, aide maternelle freelance sans salaire depuis la fermeture de sa crèche, paiera la mensualité de son cours de codage en ligne. Andrew, 27 ans, saxophoniste qui donne des cours de musique dans les écoles (fermées) et joue en soirées privées (interdites), a acheté de la nourriture et garde le reste à la banque. Un couple franco-américain abonde au remboursement d'un toit récemment refait, ou encore, comme ce motard pas vraiment à la rue, «achète des pièces pour [sa] moto». Matthew et Manon, doctorant et chercheuse-analyste pour une ONG, jeunes parents de deux fillettes qui ont reçu la somme faramineuse de 3 400 dollars (3 153 euros), se tâtent encore : «Pour l'instant, on a mis 500 dollars de côté pour les études des filles, on donnera un gros bonus à la nounou mexicaine sans papiers qui nous aide, et aussi aux femmes de ménages dominicaines de l'immeuble.» Dans la même situation familiale, Kaleb, 32 ans, scientifique dans une société biotech, et son épouse ont réparti le gros chèque entre du caritatif, des courses locales (c'est-à-dire pas sur Amazon), de l'aide à des amis dans le besoin et, «on y réfléchit encore», une partie pour payer la future université du bébé.

Lundi 20 avril. Une autre façon de faire tourner l'économie moribonde est de laisser les gens se marier. Ils feront la fête d'une manière ou d'une autre. Un message de l'hôtel de ville de Durham nous rappelle que, contrairement à d'autres comtés plus stricts, «les mariages sont célébrés de 11 heures à 11h30 et de 15 heures à 15h30, du lundi au vendredi. Des agents prendront la température des couples et de leurs témoins, qui devront porter masque et gants». Pour mémoire, le port du masque est obligatoire en toutes circonstances à Durham, règle plus ou moins appliquée, infraction jamais sanctionnée.

Mardi 21. Il y a quelques jours, sur une radio française, on avait entendu François Ruffin émettre un soupçon qui laisserait perplexes nos compatriotes américains : que le retour des enfants à l'école «ne masque pas un autre motif, à savoir remettre les parents au travail». Pourquoi diable faudrait-il un prétexte, alors que tout le monde ici n'aspire qu'à retourner au boulot ? La peur au ventre, certes, conscients des risques – ou pas : c'est cette nuance qui distingue les gens raisonnables des fanatiques trumpistes. Aujourd'hui, comme chaque mardi à Raleigh, on manifeste bruyamment, à pied, en foule compacte, sans masques ni distances sociales, pour empêcher le gouverneur de reconduire le confinement obligatoire après le 29 avril. Certes, seuls les républicains sont dans la rue, des Blancs en grande majorité, narguant les flics qui ne vont pas se risquer à embarquer autant de contrevenants. Ils sont épaulés par des hommes politiques de droite qui se présenteront aux élections de novembre. «Je suis un criminel ? OK, mais je suis un patriote», braille un commerçant. Plus modérée, une dame venue avec ses petits enfants, estime que ça suffit comme ça : «On a foi en Dieu et en notre système immunitaire. Si on attrape le virus, eh bien, tant pis !»

Mercredi 22. Des amis nous appellent d'Atlanta en Géorgie, le grand Etat voisin. Ils sont affolés, leur gouverneur a décidé de tout rouvrir, salles de gym, coiffeurs, salons de massage, écoles, pédicures… Ceux de Caroline du Sud et du Tennessee lui emboîtent le pas. Il va falloir du cran au nôtre pour résister à pareille pression, d'autant que la législature de Caroline du Nord est à majorité républicaine.

Jeudi 23. En soirée, le gouverneur parle : l'ordre de confinement en Caroline du Nord est prolongé jusqu'au 8 mai.

Vendredi 24. Un constat fait fureur sur les réseaux sociaux «progressistes» : «Quand même, on se marre ! Ces survivalistes ont consacré leur vie à stocker de la nourriture dans des abris pour affronter un futur apocalyptique, et maintenant ils sont scandalisés parce qu'ils ne peuvent plus accéder à leur fucking fastfood préféré !»