«Elle a le droit de dire tout ce qu'elle veut. Mais j'ai le droit de dire : "Regardez les faits", et "c'est tout simplement faux".» Pour la première fois, ce vendredi matin dans la matinale de la chaîne MSNBC, l'ancien vice-président Joe Biden, candidat du parti démocrate à la présidentielle de novembre, a évoqué l'éléphant dans la pièce : une accusation d'agression sexuelle, qui a pris de l'ampleur ces dernières semaines et embarrasse sa campagne.
Une ancienne assistante parlementaire, Tara Reade, aujourd’hui âgée de 56 ans, accuse Biden, alors sénateur du Delaware, de l’avoir agressée sexuellement dans un couloir du Congrès en 1993. Hormis un ferme démenti via sa porte-parole et par communiqué, le candidat de 77 ans avait jusqu’ici gardé le silence. Et n’avait pas été interrogé sur le sujet lors des entretiens qu’il a donnés récemment, alors que la campagne est largement mise en sourdine ces dernières semaines par la pandémie de coronavirus.
Sur MSNBC vendredi, Joe Biden a également affirmé n'avoir «jamais signé avec quiconque un accord de confidentialité», et être «confiant qu'il n'y a» aucun document prouvant l'accusation de Reade. «Je n'ai rien à cacher», a-t-il ajouté. «Les femmes doivent être traitées avec dignité et respect, et doivent être écoutées, pas réduites au silence», disait-il dans une déclaration publiée peu avant son interview. Mais leurs «histoires doivent être sujettes à une enquête appropriée et examinées attentivement.» Les allégations de Reade «ne sont pas vraies. Cela n'est jamais arrivé», ajoutait-il encore.
Accusations
Les accusations de Tara Reade se sont faites en deux temps. Début avril 2019, alors que l’annonce officielle de la candidature de Joe Biden est imminente et qu’il est déjà en tête des sondages, Reade raconte, comme plusieurs autres femmes, avoir subi des gestes déplacés de sa part. L’ancienne assistante parlementaire affirme qu’à plusieurs occasions Biden l’a touchée de manière inappropriée, posant ses mains sur son cou et ses épaules, jouant avec ses cheveux et la mettant mal à l’aise. Elle racontera plus tard qu’on lui a retiré des responsabilités après qu’elle s’est plainte du comportement de Biden, et qu’elle s’est ensuite sentie poussée vers la sortie, sans être soutenue par l’équipe du sénateur.
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Près d'un an après ces premières accusations, le 25 mars, alors que Joe Biden est désormais ultrafavori dans la course à l'investiture démocrate, et peu avant que son rival Bernie Sanders ne jette l'éponge, Tara Reade va beaucoup plus loin. Interrogée dans un podcast, elle raconte qu'en 1993, l'ancien sénateur du Delaware l'aurait coincée contre un mur dans les couloirs du Sénat, aurait passé sa main sous ses vêtements puis l'aurait «pénétrée avec ses doigts» en l'embrassant. Elle l'aurait alors repoussé, et Biden lui aurait dit qu'elle n'était «rien pour [lui]». Des mots qui l'ont «presque plus affectée que l'agression elle-même», dit-elle dans l'interview.
This is a story that @ReadeAlexandra has been trying to tell since it happened in 1993. It's a story about sexual assault, retaliation and silencing. #meToo https://t.co/yHz3iFi9a5
— Katie Halper (@kthalps) March 25, 2020
Investigations
Le 9 avril, Reade dépose plainte. Sur Twitter, elle indique qu'elle l'a fait pour des «raisons de sécurité», le délai de prescription étant dépassé pour des faits vieux de vingt-sept ans. Et pour démontrer qu'elle est prête à faire une déclaration sous serment, affirme-t-elle alors à un journal conservateur. Dans les jours qui suivent, plusieurs grands médias publient le résultat de leurs investigations sur l'affaire. Le New York Times interviewe Tara Reade, des avocats avec qui elle s'est entretenue, une vingtaine de collaborateurs de Biden du début des années 90, et sept autres femmes ayant rapporté avoir été touchées de manière inappropriée par l'ancien vice-président.
Une amie de Reade, sous couvert d'anonymat, dit au Times que celle-ci lui avait raconté les détails de l'agression à l'époque. Une autre amie et le frère de Reade déclarent, eux, que l'accusatrice «leur avait parlé, plus tard, d'un évènement traumatisant d'ordre sexuel impliquant M. Biden». Plusieurs anciens collaborateurs de Biden, travaillant au Sénat à la même époque que Reade, affirment eux n'en avoir jamais entendu parler. «Aucune autre accusation d'agression sexuelle n'est apparue au cours de cette enquête», souligne le journal. Fin avril, une ancienne voisine et une ex-collaboratrice, cette fois en leur nom, affirment au site Business Insider que Reade leur a raconté l'agression au milieu des années 90.
Embarras
«Il serait plus facile de savoir quoi faire de l'accusation de Tara Reade si son récit était plus solide, ou s'il l'était moins», résume une éditorialiste du New York Times, dans les pages Opinion du journal, pour expliquer un relatif embarras médiatique. Aucune grande chaîne de télévision ne lui a, d'ailleurs, proposé une interview, à part la très droitière et pro-Trump chaîne Fox News.
L’affaire ternit sensiblement la campagne de celui censé faire barrage à la réélection de Donald Trump, à qui l’ancienne candidate Hillary Clinton a annoncé mardi son soutien. Les appels s’étaient multipliés ces derniers jours pour que Biden, qui mène sa campagne - chamboulée par la pandémie de coronavirus - sur Internet et depuis sa maison du Delaware, réponde publiquement à ces accusations. Notamment parce qu’il a annoncé qu’il choisirait une femme comme vice-présidente, et que les candidates pressenties (les sénatrices Kamala Harris et Amy Klobuchar, Stacey Abrams, qui avait tenté en 2018 de devenir la première femme gouverneure noire des Etats-Unis, ou la gouverneure du Michigan, Gretchen Whitmer), sont, elles, susceptibles d’être interrogées sur ces accusations et poussées à prendre parti. Ou parce que de nombreuses déclarations de l’ancien bras droit de Barack Obama - il a insisté, mercredi soir lors d’une levée de fonds par visioconférence, sur son engagement dans la lutte contre les violences faites aux femmes et les agressions sexuelles -, sont immédiatement taxées d’hypocrites.
«Deux poids deux mesures»
La présidente de la Chambre des représentants, la démocrate Nancy Pelosi, qui lui a également apporté son soutien cette semaine, a affirmé son «respect total» pour le mouvement #MeToo. Mais «il y a aussi la présomption d'innocence», a-t-elle ajouté. Joe Biden «est une personne très intègre», a-t-elle dit, rappelant qu'il est l'auteur de la loi contre les violences faites aux femmes adoptée en 1994.
«Les démocrates et leur "deux poids deux mesures" deviennent vraiment fatigants», a tweeté l'équipe de campagne pour la réélection de Donald Trump en 2020. Référence au fait que Pelosi, comme les potentielles colistières de Biden, avaient déclaré croire la femme qui avait accusé d'agression sexuelle le juge conservateur Brett Kavanaugh, en plein processus de confirmation pour un siège à la Cour suprême. Face aux railleries du camp Trump, les soutiens de Biden ne manquent pas de rappeler que le Président lui-même est accusé par au moins une douzaine de femmes de harcèlement sexuel et comportement abusifs - il s'était même vanté, dans une vidéo exhumée quelques jours avant l'élection de 2016, d'embrasser les femmes de force et de les «attraper par la chatte».
Prétendre «que Trump ne va pas faire ses choux gras de l'hypocrisie du parti démocrate» face à la victime «ne me semble pas être une bonne idée», a tweeté mardi Claire Sandberg, ancienne membre de l'équipe de campagne de Bernie Sanders. Ajoutant : «Par respect pour les victimes et pour le bien de son pays, il devrait abandonner la course.» Joe Biden ne sera officiellement désigné candidat démocrate que lors de la convention du parti, reportée au mois d'août à cause du coronavirus.