«Désastre attendu», «Bombe à retardement», «catastrophe imminente», ces mots revenaient dans les cris d’alarme lancés depuis mi-mars par les organisations internationales et les ONG humanitaires intervenant dans les camps de réfugiés à travers le monde. Dès qu’il est devenu clair que le coronavirus progresserait à travers la planète, son arrivée au sein des populations particulièrement vulnérables que sont les millions de déplacés par les conflits ou les catastrophes naturelles allait ajouter du malheur au drame. Car les mesures de confinement et de distanciation prises par les pays ou les gestes barrière recommandés pour limiter la propagation de l’épidémie semblent inapplicables dans des conditions de promiscuité ou de manque d’hygiène, à l’instar des camps souvent comparables à des prisons à ciel ouvert.
«Course»
Mais plusieurs semaines après les alertes, les effets dévastateurs anticipés d'un déferlement du virus dans les territoires les plus fragilisés par la guerre ou la pauvreté ne se sont pas produits. Ou pas encore. Le constat a été fait par la revue scientifique Nature le 20 avril, suite à une enquête dans plusieurs camps de réfugiés à travers le monde. «Malgré les informations sur des cas de réfugiés testés positifs au virus, il n'y a pas à la mi-avril de cas avéré d'épidémie de Covid-19 dans les plus grands camps de réfugiés, selon les interlocuteurs contactés par Nature. Même si plusieurs groupes d'aide craignent que ce ne soit qu'une question de temps avant que le virus ne frappe», souligne la revue, qui titre sur «la course dans les camps de réfugiés pour éviter la catastrophe».
Même si l’alerte reste vive dans le camp géant regroupant quelque 600 000 Rohingyas près de Cox’s Bazar au Bangladesh, en Somalie ou en Syrie, quelques dizaines de cas seulement ont été enregistrés et aucun décès prouvé du coronavirus n’est à déplorer. Et si la réalité de la propagation de la maladie est très difficile à estimer compte tenu notamment de l’absence ou de la rareté des tests, reste qu’on est loin de l’hécatombe redoutée.
«L'isolement des populations des camps comme d'autres zones sans pénétration extérieure est une première explication fondamentale», note Chamsy Sarkis, ancien chercheur du CNRS en biologie moléculaire, engagé ces dernières années avec une coordination d'ONG syriennes. «La Turquie a totalement verrouillé ses frontières avec la Syrie depuis le début de l'épidémie et pris des mesures de quarantaine des deux côtés de la frontière pour tout cas suspect. Pour le moment, sur quelques centaines de tests effectués dans la région d'Idlib, il n'y a aucun cas positif», indique le Franco-Syrien, qui s'emploie à la mise en place de plans de protection dans la zone qui compte plus de 2 millions de déplacés.
En confinement généralisé forcé depuis plusieurs années parfois, certains territoires sont épargnés par une contagion venant de l’extérieur. C’est le cas de la bande de Gaza, soumise au blocus par Israël et l’Egypte. Une vingtaine de cas à peine ont été déclarés dans l’enclave surpeuplée.
«Autorités locales réactives»
«Aucun cas de Covid 19 n'est apparu dans les camps de réfugiés de la région de Mossoul, en Irak, où un confinement drastique a été imposé», souligne aussi Caroline Seguin, responsable régionale de Médecins sans frontière pour le Yémen et l'Irak. Dans le camp de Kayyara où intervient MSF, qui compte 25 000 déplacés, des tentes d'isolation pour petits clusters ont été mises en place pour parer à toute éventualité. «En Irak, globalement, les autorités locales ont été réactives dans la mise en place des mesures de fermeture des frontières, de confinement et de centres Covid avec tests à travers le pays, ce qui a limité considérablement la propagation de la maladie», indique Caroline Seguin. Cela, alors que l'Iran voisin a été l'un des premiers pays les plus touchés par l'épidémie, qui a fait près de 8 000 morts selon des chiffres officiels sans doute très sous-estimés.
L'autre donnée essentielle expliquant la faible propagation de l'épidémie dans les camps de réfugiés, c'est la jeunesse de la population : les plus de 60 ans ne dépassent pas 1% des Syriens dans les camps. D'autres facteurs moins évidents entreraient en jeu, selon Chamsy Sarkis. Le biologiste cite par exemple «le tabagisme très répandu, notamment parmi les hommes en Syrie, qui les protège[rait]». «On constate par ailleurs des phénomènes paradoxaux», ajoute-t-il. «Ainsi, les malades chroniques, diabétiques ou hypertendus, très nombreux en Syrie, semblent plus résistants que les mêmes en Europe. Car ils ne prennent pas de médicaments alors qu'on soupçonne certains traitements contre ces maladies d'agir sur le récepteur du Covid-19, accroissant la vulnérabilité des malades.»
Zones rouges et vertes
Les ONG intervenant auprès des réfugiés ne relâchent pas la vigilance pour autant. Ils poursuivent les actions de prévention et les préparatifs pour parer à l’éventualité d’une accélération de l’épidémie dans les camps. Plusieurs scénarios ont été envisagés, le cas échéant, pour les Rohingyas par une étude du Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health à Baltimore, Maryland. La pire des projections évoque 2 000 décès, en raison du nombre limité de lits et de respirateurs disponibles.
En Syrie, un rapport publié fin mars par le groupement d'ONG Half of Syria, dont le nom fait référence à la moitié de la population du pays qui a été déplacée, insiste sur les mesures préventives d'hygiène et de désinfection des locaux communs mises en place. Un plan d'isolement des seules personnes vulnérables dans la population syrienne réfugiée est proposé par Chamsy Sarkis dans la région d'Idlib. Une même approche que celle développée fin mars par la London School of Hygiene and Tropical Medicine qui a publié un «Guide pour la prévention des infections au Covid-19 pour les individus à risque dans les camps et cadres similaires». Il consiste notamment à mettre en place des zones rouges et vertes, selon les risques et la population. Des crash-tests en attendant l'entrée du loup dans les camps.
«Si le virus s'étend dans le camp, ce sera catastrophique, donc on en fait plus, en nettoyant davantage, en utilisant des masques, des gants autant que possible, et en maintenant des distances entre nous», indique un travailleur humanitaire d'un camp de la région d'Alep. Mais «avions-nous vraiment besoin du corona pour rajouter à notre situation misérable ?».