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Proche-Orient

Dans le bruit et l'aigreur, Israël se dote enfin d'un gouvernement

Le «gouvernement d'urgence» réunissant les rivaux Benyamin Nétanyahou et Benny Gantz sort Israël d'un an et demi de crise politique. Plus que la lutte contre le coronavirus, le Premier ministre a fixé la priorité de son cinquième mandat : l'annexion de pans de la Cisjordanie.
Le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, avant son discours à la Knesset pour annoncer son nouveau gouvernement, ce dimanche. (Photo Alex Kolomiensky. AP)
publié le 17 mai 2020 à 19h26

Dimanche, le «gouvernement d'urgence» le moins pressé du monde a enfin prêté serment à la Knesset, le parlement israélien, après plus de cinq cents jours de crise politique, trois élections indécises, un passage par la case Cour suprême et des dizaines de dates butoirs sans cesse repoussées – sans compter un nombre spectaculaire de volte-faces.

La cérémonie d'investiture devait originellement se tenir jeudi, mais une micro-mutinerie des grognards déçus du Likoud, le parti du Premier ministre Nétanyahou, avait provoqué un deuxième report consécutif (le premier étant dû à la visite éclair du secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo mercredi). Le temps pour le «roi Bibi», comme l'appellent ses supporteurs, de redistribuer les prébendes à ses affidés.

Ainsi, ce gouvernement d'union nationale entre les deux Benyamin rivaux − «Bibi» Nétanyahou et «Benny» Gantz − est, en pleine crise économique liée à la pandémie, le plus pléthorique des gouvernements de toute l'histoire d'Israël. Trente-six ministres (juste pour commencer, leur nombre est appelé à s'accroître comme le stipule l'accord de coalition) et un strapontin inédit pour Benny Gantz, désormais «Premier ministre suppléant», ainsi que ministre de la Défense.

«Rotation»

Selon le deal passé entre Nétanyahou et Gantz, l'ex-général échangera sa place avec le leader du Likoud en novembre 2021. Une «rotation» désormais inscrite dans la loi, mais à laquelle la plupart des observateurs du jeu politique local ont dû mal à croire, persuadés que «Bibi», surnommé le Houdini israélien pour son aisance à disposer de n'importe quel cadenas politique ou juridique, trouvera un moyen de revenir sur cette alternance. «Gantz n'a plus aucun levier politique : il a juste signé un bout de papier qu'aucun tribunal ne fera appliquer, et fait amender à la va-vite quelques lois qui peuvent tout aussi rapidement être changées dans l'autre sens», a déploré dans un éditorial David Horovitz, fondateur de la publication centriste Times of Israël.

Recordman de longévité à la tête de l'Etat hébreu, Nétanyahou a entamé dimanche son cinquième mandat, une semaine avant l'ouverture (déjà repoussée, elle aussi, sous prétexte de la situation sanitaire) de son procès pour corruption, fraude et abus de confiance. Chefs d'accusation que lui ont rappelés en criant des députés de l'opposition et des parlementaires arabes, à l'occasion d'un discours d'investiture chahuté.

Passant outre leur «mesquinerie» (sic), Nétanyahou a déroulé ses priorités. Après quelques banalités remâchées sur les batailles contre le Covid-19 (qui a fait moins de 300 morts en Israël) et l'Iran, ainsi que la promesse de tout faire pour «l'emploi, l'emploi et encore l'emploi» (le chômage a bondi de 3,4 à 27% durant le confinement), Nétanyahou s'est attardé sur ce qui semble être son principal objectif : l'annexion d'une partie de la Cisjordanie. Comme écrit noir sur blanc dans son accord de coalition, le Premier ministre entend déclarer la «souveraineté israélienne» sur plusieurs pans des Territoires occupés depuis 1967 dès le 1er juillet.

«Nouveau chapitre du sionisme»

Alors que les Etats-Unis ont récemment semblé tiédir face à un tel empressement, Nétanyahou s'est montré volontariste, fustigeant «l'hypocrisie» de la Cour pénale internationale «qui veut nous poursuivre pour avoir construit des crèches à Gilo et des maisons à Shilo [deux colonies israéliennes, ndlr]», et déclarant que «le temps est venu d'écrire un nouveau chapitre glorieux de l'histoire du sionisme». Pour le leader nationaliste, qui exclut toute évacuation des colons, «ce geste ne nous éloignera pas de la paix, il nous en rapprochera, car la paix ne peut être basée que sur la vérité [de la propriété juive de ces terres, ndlr]».

Une rhétorique offensive clairement destinée aux leaders de Yamina (littéralement «à droite», en hébreu), frange ultranationaliste qui a pour l'instant refusé de rejoindre le gouvernement, s'opposant officiellement au «gauchiste» Gantz mais protestant avant tout contre la portion congrue de ministères qui leur ont été offerts. Par ailleurs, les colons les plus radicaux estiment que le plan Trump, sur lequel s'appuie Nétanyahou, est un jeu de dupes, car il prévoit l'établissement d'un Etat palestinien (qui, même croupion, va à l'encontre de leurs principes), et considèrent Nétanyahou trop timoré sur ce dossier. «J'y œuvre ouvertement et secrètement», les a rassurés Nétanyahou. Pour les adoucir, «Bibi» a même inventé un nouveau portefeuille rien que pour eux, le «ministère des Implantations», confié à Tzipi Hotovely, coqueluche du mouvement nationaliste religieux.

Néanmoins, sur la cartographie précise de l'annexion, Nétanyahou est resté vague. A la différence de ses discours de campagne, il n'a pas mentionné la vallée du Jourdain, ligne rouge pour le roi de Jordanie, qui a prévenu que «si Israël annexe réellement en juillet, il y aura un conflit majeur avec le royaume hachémite», sous-entendant que le traité de paix entre les deux pays pourrait ne pas y survivre.

Prenant ensuite la parole, Benny Gantz est apparu sur la défensive, tentant de justifier son reniement, lui qui avait promis de ne jamais siéger avec un Premier ministre mis en examen. «Chacun de nous aurait préféré un autre gouvernement», a-t-il reconnu, estimant qu'une quatrième élection aurait été «un choix facile» mais irresponsable dans le contexte actuel. Fait notable : Gantz n'a pas dit un mot sur l'annexion, sur laquelle il a renoncé à son droit de veto, dans le cadre de son sulfureux pacte avec Nétanyahou.

«Un concept»

Le discours suivant, prononcé par le nouveau chef de l'opposition, Yaïr Lapid, a pris des airs de divorce acrimonieux. Maître de la formule sanglante, l'ex-numéro 2 de Gantz, qui avait mis au service du général son redoutable appareil politique, n'a pas épargné Nétanyahou : «Dans le monde réel, une personne triple inculpé n'a même pas le droit de conduire la voiture d'un ministre, […] vous ne laisseriez même pas vos enfants jouer avec lui !» Et encore moins son ancien allié : «Quand on a fait une promesse, on s'y tient. C'est un concept : se respecter.» Ne lésinant pas sur les accents populistes, Lapid a opposé «le monde réel» à la Knesset, «où celui qui s'abaisse le plus est celui qui réussit le mieux», dénonçant un «festival de corruption sous prétexte du coronavirus, au détriment des contribuables. Il y a aujourd'hui 52 ministres et secrétaires d'Etat, soit plus que de patients sous respirateurs en Israël ! On pourrait en mettre un à côté de chaque lit !» Habilement, Nétanyahou a refilé aux Travaillistes ayant franchi le Rubicon l'Economie et le Travail, en amont de l'inévitable récession post-Covid-19.

Dans ce fatras de récriminations et de trahisons, les médias israéliens ont su dénicher la belle histoire : celle de Pnina Tamano-Shata, désormais chargée de l'«alyah» (l'immigration juive). Première femme d'origine éthiopienne à devenir ministre, cette dernière est arrivée enfant en Israël en 1984, grâce au légendaire pont aérien baptisé «Opération Moïse» dans le désert soudanais, auquel avait participé un certain officier nommé Benny Gantz. Mais il y a peu de chance pour que ce nouveau voyage en compagnie du général soit aussi glorieux.