«Maintenant ça y est ! La catastrophe est là», résume Caroline Seguin, coordinatrice de Médecins sans frontière (MSF) pour le Yémen. Le moment tant redouté où le coronavirus déferlerait dans le pays déjà ravagé par la guerre, la pauvreté, la malnutrition et d'autres maladies graves est bien arrivé. Depuis dimanche, les organisations internationales lancent l'une après l'autre les cris d'alarme. «Le virus progresse sans détection parmi la population», souligne l'OMS. «Le nombre de cas suspects se multiplie à vive allure», a déclaré Jean-Nicolas Beuze, représentant du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) à Sanaa, la capitale.
La propagation massive de l’épidémie ne peut se mesurer par des chiffres. Car ils sont quasi inexistants ou ridiculement sous-estimés dans le Yémen divisé par la guerre civile. Alors que le gouvernement, reconnu internationalement et soutenu par l’Arabie Saoudite dans le sud du pays, a enregistré officiellement 128 cas et 20 morts, les autorités houthis de Sanaa, qui contrôlent le nord sont dans un déni total de la maladie et pourchassent tous ceux qui évoquent la maladie.
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Il faut ajouter à cela un nombre très limité de tests et l’absence de toute information ou prévention qui maintiennent la population dans l’ignorance des symptômes. Mais le nombre de morts qui a fait un bond ces derniers jours et la multiplication des malades dans les centres de soins défaillants sont à la base du constat alarmant. Pour la seule ville d’Aden, (environ un million d’habitants), près de 500 décès suspectés du Covid-19 ont été enregistrés en une semaine. Les cimetières sont le principal indicateur du déferlement de l’épidémie au Yémen.
Ballet morbide
La chaîne d’information britannique Sky News a diffusé des images tournées par des cameramen locaux du ballet morbide dans un cimetière d’Aden. Des dizaines d’hommes creusent à mains nues et à toute vitesse des trous dans la terre rouge pour enterrer les corps ensevelis portés sur les épaules d’autres dizaines d’habitants.
«On n'a aucune idée de la courbe épidémiologique, confirme Caroline Seguin de MSF. Notre mot d'ordre est "on fait ce qu'on peut" !» Présente depuis plusieurs années au Yémen, l'ONG a installé récemment à Aden l'unique centre dédié au Covid dans le pays. «Sur 60 patients admis ces derniers jours, 20 sont morts, indique-t-elle. Il s'agit en grande majorité d'hommes entre 40 et 60 ans.» Il est vrai que dans les mesures de l'espérance de vie au Yémen, c'est probablement l'équivalent de la tranche d'âge des 70 à 90 ans en France. «Mais nous avons aussi déploré la mort de membres de nos équipes dont un pédiatre et un dentiste à Aden», souligne Caroline Seguin.
Les facteurs aggravants de l'épidémie au Yémen font craindre des ravages à venir. Car le coronavirus est venu s'ajouter aux autres maladies graves présentes et récurrentes dans le pays : choléra, dengue, rougeole. «L'immunité de la population est très faible quand la majorité des gens mangent un repas par jour et que les enfants ne sont pas vaccinés», précise Jean-Nicolas Beuze, représentant du HCR.
Le danger du qat
En outre, la guerre se poursuit malgré la situation sanitaire dramatique. A la confrontation qui dure depuis 2015 entre le gouvernement soutenu par la coalition menée par l’Arabie Saoudite au sud et les milices houthis pro-iraniennes dans le Nord, s’est ajouté ces dernières semaines un conflit entre séparatistes sudistes et forces gouvernementales, divisant le camp de la coalition saoudo-émiratie. Des combats violents se sont déroulés ces derniers jours près d’Aden entre les frères ennemis.
Une autre pratique typiquement yéménite contribue à la propagation du virus : le qat. La très grande majorité des hommes au Yémen mâchent cette plante euphorisante en séances quotidiennes collectives. Ils sont assis par terre sans aucune distanciation et ils recrachent les feuilles une fois bien mâchées dans un pot commun. D’autant que le qat, comme d’autres amphétamines, provoque de l’hypertension, fragilisant davantage ceux qui attrapent le virus. Une recette pour une contamination accélérée dans ce paysage désastreux du Yémen face au Covid.