C’est un arrêt historique qu’a rendu le tribunal constitutionnel fédéral, à Karlsruhe, mardi. La Cour constitutionnelle allemande a estimé que la collecte massive de données à l’étranger par les services de renseignements allemands (BND) était anticonstitutionnelle en l’état. La loi existante devra être amendée d’ici à la fin 2021.
Selon les juges, le BND est «tenu de respecter les droits fondamentaux» partout, c'est-à-dire hors d'Allemagne comme sur son territoire, et surtout, ces droits doivent pouvoir s'appliquer à tous, Allemands comme ressortissants étrangers. «En tout état de cause, explique la Cour, la protection dotée par l'article 10.1 [secret de la correspondance, ndlr] et de l'article 5.1 [sur la liberté d'opinion] de la Loi fondamentale […] s'étend également aux étrangers à l'étranger.»
Pour résumer, c'est au nom de la liberté de la presse et de la non-violation du secret de la correspondance que cet arrêt est rendu. C'est aussi la première fois que Karlsruhe indique que «la protection des droits fondamentaux vis-à-vis de l'autorité étatique allemande n'est pas limitée au territoire allemand».
Tout a commencé lorsque sept journalistes du monde entier et de plusieurs associations, dont Reporters sans frontières, ont attaqué la loi allemande, déposant un recours à Karlsruhe fin 2017. L'une des plaignantes est la journaliste azerbaïdjanaise Khadija Ismayilova, récipiendaire du prix Nobel alternatif en 2017 «pour son courage et sa ténacité à exposer la corruption au plus haut niveau gouvernemental».
«Intimider les journalistes»
Elle a par exemple enquêté sur des affaires liant l'Azerbaïdjan et l'Allemagne, notamment à travers le cas de deux députés CDU et CSU, qui font actuellement l'objet d'une enquête par le ministère public car ils sont soupçonnés d'avoir été corrompus par le pouvoir à Bakou. «Journaliste enquêtant sur de telles affaires à l'aide de sources confidentielles, je dois craindre que non seulement mon propre gouvernement, mais aussi le gouvernement allemand, veuillent savoir sur quoi j'enquête», expliquait-elle au Süddeutsche Zeitung. «La surveillance mondiale du BND intimide les journalistes», disait à l'époque de la saisine le directeur de Reporters sans frontières, Christian Mihr.
Très attendu, l'arrêt de Karlsruhe, qui appelle à protéger spécifiquement les journalistes mais aussi les avocats, est accueilli avec soulagement. «La Cour constitutionnelle fédérale a souligné une fois de plus l'importance de la liberté de la presse. Nous sommes heureux que les juges de Karlsruhe mettent un terme à la pratique de surveillance excessive du BND à l'étranger», a commenté le directeur de RSF, Christian Mihr.
Cette décision peut-elle créer un précédent en Europe ? Pour RSF, il y a de quoi espérer «un effet de signal international pour les activités des services de renseignement d'autres pays». Selon Markus Beckedahl, fondateur de Netzpolitik, site spécialisé dans la défense des libertés fondamentales sur Internet, «il s'agit d'un précédent, du moins sur le plan moral, si l'Allemagne établit une nouvelle norme fondée sur le droit international et orientée vers les droits humains».