L'économiste Jean Pisani-Ferry a été directeur du programme d'Emmanuel Macron pendant la campagne de 2017. Après l'élection présidentielle, il est retourné à ses études. Il est aujourd'hui senior fellow au centre de recherche Bruegel et professeur à l'Institut universitaire européen de Florence. Après les annonces de la chancelière Angela Merkel et du président Emmanuel Macron, il revient sur les conséquences du Covid pour la construction européenne.
Contrairement à ce que l’on a pu craindre au début de la pandémie, est-ce que le Covid ne va pas se révéler comme un accélérateur pour l’Europe ?
La vérité oblige à dire que ça n’a pas été le cas jusqu’à présent. La crise sanitaire a été un test très dur pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il n’y a pas de compétence européenne en matière sanitaire. Ensuite, du fait que l’Europe, qui s’était beaucoup définie comme un espace sans frontière, a fait face au réflexe de protection par les frontières. Et puis ce choc venant de Chine, dont on aurait attendu qu’il affecte les pays européens de la même manière, a principalement touché l’Espagne et l’Italie, deux pays d’Europe du Sud. Aujourd’hui, l’asymétrie reste forte, les écarts en morts par habitant vont de 1 à 100, ce qui est considérable.
Est-ce un choc asymétrique qui reproduit immédiatement les vieux débats entre Europe du Nord et Europe du Sud ?
Au début, on est parti dans cette direction : les préjugés culturalistes sont ressortis. Mais in fine, ça n'a pas de sens. Le pays le plus touché est la Belgique et l'Allemagne a eu beaucoup de chance. L'accord Macron-Merkel montre que Berlin a compris qu'il fallait jouer la solidarité. D'autant que nous ne sommes qu'au début de cette crise, personne ne sait comment elle va déployer ses effets.
L’Union a-t-elle failli, du moins au début de la pandémie ?
L’Union aurait pu prendre des mesures qu’elle n’a pas prises. Or elle a de vraies compétences en matière de recherche et de coordination. Elle aurait dû les utiliser à plein. On manque encore d’indicateurs qui donnent une vision relativement précise et simultanée de l’évolution de la situation dans l’ensemble des pays de l’UE. Pourtant, la connaissance bénéficie à tous. Bruxelles a tardé à se mettre en route. Or ce travail est d’autant plus nécessaire que lorsque deux pays décident de rouvrir leurs frontières, chacun a besoin de savoir ce qui se passe de l’autre côté. Et pour cela, il faut des indicateurs avancés harmonisés. Ce qui a manqué, c’est la volonté, la coordination, le dialogue et l’entente politique. Il en va de même sur le plan économique : faute d’enquêtes communes, on ne dispose pas d’une vision claire de la situation, on ne sait pas bien si les chiffres veulent dire la même chose.
Mais on ne peut pas dire que rien n’a été fait ?
Bien sûr que non. La première à agir a été la BCE, elle a presque immédiatement mis en place un programme d’achat d’actifs publics qui nous a épargné des tensions financières. C’est son action en appui qui a permis aux Etats d’agir vite et fort. Si la BCE n’avait pas répondu comme elle l’a fait, l’Etat français aurait sans doute agi plus précautionneusement, il y aurait davantage de faillites d’entreprises et davantage de chômeurs.
Cette réponse a été fondamentale, mais elle ne peut pas suffire…
C’est exact. La BCE ne peut pas être la seule à s’engager, d’où l’importance de l’initiative franco-allemande et de ce qu’on attend des Vingt-Sept à la fin du mois. D’ores et déjà, le Mécanisme européen de stabilité va permettre de prêter à des taux d’intérêt faibles à des Etats de la zone euro, à hauteur de 240 milliards d’euros ou 2 % du PIB de chaque pays. Chacun a l’assurance qu’il pourra tirer sur cette ligne de crédit et sans conditionnalité. Ce n’est pas assez, mais c’est une ligne de défense face aux risques. Il a aussi une ligne de crédit pour refinancer le chômage partiel et qui sera mise en place dès demain. Il y a aussi les garanties de la Banque européenne d’investissements (BEI). Donc, le filet de sécurité financier s’est mis en place.
Ce dernier point doit-il être considéré comme une véritable avancée ?
J’aurais préféré plus et avec des crédits à plus long terme, mais ce n’est pas négligeable. Maintenant, il faut compléter avec une capacité d’investissement dans le capital des entreprises. C’est une partie du paquet dont on discute, ce sera sans doute un fonds géré par la BEI. Car à défaut, nous aurions des pays aux capacités budgétaires importantes capables de soutenir leur économie, quand d’autres plus fragiles subiraient une double peine : une situation avant Covid déjà fragile, et qui ne pourrait qu’empirer à cause de la pandémie, avec en prime de grandes difficultés à s’endetter sur les marchés alors qu’ils ont besoin de ressources pour amortir le choc. Il est vital d’enrayer ce cercle vicieux.
Oui, mais cette aide de 500 milliards est-elle à la hauteur des enjeux ?
Cinq cents milliards, c’est 3 points de PIB. Ce n’est pas rien, et surtout l’annonce franco-allemande brise deux tabous. Le premier est celui de l’équilibre budgétaire. Pour amortir un choc aussi violent, il faut pouvoir s’endetter. Si l’Union était contrainte - comme elle l’est usuellement - à financer toutes ses dépenses par des prélèvements immédiats, elle ne serait pas très utile. L’accord Macron-Merkel et les projets de la Commission remettent en cause ce principe, pour l’occasion. On va dépenser sur deux ou trois ans, en urgence, et on va rembourser sur une période plus longue. Au passage, le plafond des dépenses communautaires saute.
Le deuxième tabou, c’est celui de la solidarité. Depuis dix ans, chaque fois qu’on discutait d’affaires budgétaires, le même blocage revenait : pas de transferts. Ce qui veut dire que le Nord ne veut pas payer pour le Sud plus qu’il ne le fait déjà. Lundi, ce tabou a été brisé. Cela ne va pas être facile pour Angela Merkel, politiquement, mais elle l’a fait. En principe - il faut voir ce que ce sera à l’arrivée, au terme de négociations qui vont inévitablement être difficiles avec les Pays-Bas ou avec les pays d’Europe centrale - on va pouvoir allouer les ressources en fonction des besoins, pas du «juste retour», qui n’est qu’un paravent de l’égoïsme national. Macron et Merkel ont dit explicitement qu’il faudrait agir en faveur des pays, des régions et des secteurs les plus affectés.
Exemples ?
Il s’agit d’aider, par exemple, les systèmes sanitaires des pays où le choc économique a été le plus violent, à aider à cofinancer une partie des coûts qu’ils ont subis. Et d’aider ceux qui sont le plus touchés économiquement à se relever.
Vous faites allusion à l’Allemagne qui n’a pas été capable de tendre la main à l’Italie, lors des premiers jours de la pandémie. Au risque de renforcer un sentiment anti-allemand…
Il n’y a aucun doute que quelque chose s’est abîmé à cause de ce manque de solidarité entre pays dans les premières semaines de la crise. On peut parler des Allemands, mais parlons aussi de nous-mêmes. On n’a pas vu d’avions transporter des malades de Milan à Nice. Nous avons collectivement fauté. Mais c’est derrière nous.
Le couple franco-allemand est-il toujours aussi important qu’il l’a été dans le passé ?
C’est par défaut qu’il y a un moteur franco-allemand. En fait, il n’y a pas d’autre moteur. Si on n’a pas ce couple, on bascule alors dans la coalition des pays du Nord, des pays du Sud ou de ceux de l’Est. En trois morceaux. Quand il marche, le couple franco-allemand est un réducteur des divisions. En clair, les Français et les Allemands sont suffisamment différents pour que, lorsqu’ils se mettent d’accord, ils créent la base d’un accord plus large. Ils sont les accoucheurs de la solution. S’ils parviennent à réduire les différences, c’est que les différences entre eux résument des différences beaucoup plus larges à l’échelle de l’Union européenne. Ce n’est pas quand ils sont puissants qu’ils sont forts, c’est quand ils sont intelligents.
Que faudrait-il pour que l’Europe redevienne un projet pour des citoyens qui doutent ?
La génération qui rêvait d’Europe est passée. La génération d’aujourd’hui est hyperréaliste. Elle se rend bien compte à quel point des sujets sont trop gros pour être traités à l’échelle des Etats-nations. Mais elle veut des actions réelles. Elle a compris pour ce qui est de la question du climat que si nous avons une chance de peser dans les négociations mondiales, c’est seulement en faisant de l’Europe une force qui parle d’une seule voix. Idem sur la question numérique ou pour ce qui est la taxation des multinationales.
La question est la suivante : comment faire pour que l’UE soit capable de délivrer des résultats sur les domaines de compétences qui sont les siens. La finalité de l’UE n’est plus l’intégration, mais l’action commune. Les sujets, ce sont par exemple la question climatique. Les objectifs sont à 2050. C’est loin, alors que la crise est là. Il faut donc accélérer cette transition écologique. Cela va être d’autant plus dur que nous avons aujourd’hui moins de ressources qu’avant la crise. D’où la nécessité de se réinventer, de prendre le sujet du climat à bras-le-corps. Ou bien c’est la question de la sécurité collective en matière sanitaire. Ce que nous avons compris dans cette crise, c’est que la profondeur du marché mondial n’est pas le gage de notre sécurité. Mais comment construire une sécurité sanitaire collective ? Le sujet est sur la table. L’Europe aujourd’hui ne doit pas faire rêver, elle doit résoudre les problèmes pour lesquelles elle offre la bonne dimension.