Menu
Libération
Reportage

A Jérusalem, Nétanyahou enfin sur le banc des accusés

Le procès pour corruption du Premier ministre israélien s'est ouvert dimanche à Jérusalem. Une première dans l'histoire d'Israël, où aucun dirigeant n'avait été jusqu'ici jugé durant son mandat.
Benyamin Nétanyahou avec ses avocats au tribunal à Jérusalem, ce dimanche. (Photo Ronen Zvulun. AP)
publié le 24 mai 2020 à 19h20

La chambre 317 du tribunal de district de Jérusalem, minuscule salle d'audience aux murs nus, stores vénitiens tirés et bancs inconfortables, est devenue dimanche l'austère boîte noire de la démocratie israélienne. Par-delà le vacarme incessant des manifestants au pied du tribunal et des journalistes cantonnés aux étages inférieurs transformés en plateaux télé de fortune, c'est là, au cœur de Jérusalem-Est sur la rue Saladin (sacré symbole), que s'est ouvert l'affaire 67104-01-20, «l'Etat d'Israël contre Benyamin Nétanyahou et consorts». Et là que se jouera dans les mois voire les années à venir le destin du Premier ministre — et même du pays, à en croire autant les pros que les anti-«Bibi».

Le justiciable récalcitrant aura tout fait pour ne pas venir, tout tenté pour éviter l'image infamante d'un Premier ministre sur le banc des accusés. Mais les juges ont balayé tous les prétextes avancés par Benyamin Nétanyahou - audience procédurale, étroitesse des lieux pour contenir son entourage en ces temps de distanciation sociale, et même coût de sa venue au tribunal (le quartier entier a dû être bouclé), démontrant un insolite souci du contribuable. «Le prévenu doit être présent pour la lecture des charges, comme c'est le cas dans toute affaire criminelle, et nous n'avons trouvé aucune raison justifiant de déroger à la règle», avait rétorqué la cour.

Et de fait, image longtemps impensable, Nétanyahou s'est bien présenté dimanche pour l'ouverture de son procès pour corruption, fraude et abus de confiance. «La tête haute», selon ses mots, masque couvrant la moitié du visage, flanqué de sa garde prétorienne de likoudniks, dont le ministre de la Police, chargés ensuite de vociférer en stéréo sur tous les plateaux télé la vindicte bibiste contre la prétendue cabale de «l'Etat profond».

Affaire Dreyfus

Quitte à se déplacer, Nétanyahou n'allait pas faire profil bas. Avant d'entrer dans la salle 317, le leader nationaliste a tenu une conférence de presse, dénonçant dans une énième logorrhée un «procès soviétique» et des «accusations vérolées», un complot «délirant» des élites visant à l'abattre afin de «renverser la volonté du peuple et éloigner, à travers [sa] personne, la droite du pouvoir». Message relayé par ses partisans sous les fenêtres des juges, éructant le slogan «ce procès est notre procès à tous !» et arborant des t-shirts à l'effigie de Nétanyahou et d'Alfred Dreyfus.

Ces derniers jours, les relais du Premier ministre, à commencer par son fils, Yaïr, très suivi sur les réseaux sociaux, ont multiplié les douteux parallèles avec la fameuse erreur judiciaire française. Symbole de ce climat délétère, la procureur Liat Ben Ari, qui représente l'Etat dans l'affaire, a été placée sous protection policière.

Dans la salle d'audience, Nétanyahou a veillé à s'asseoir en dernier, une fois les photographes évacués, pour ne pas être immortalisé assis face aux trois juges. Masque sous le menton, le Premier ministre a, comme c'est l'usage, décliné son identité et déclaré avoir lu et compris les charges pesant contre lui. Bras et jambes croisés, il a ensuite laissé son nouvel avocat (le précédent l'ayant quitté à la suite d'une histoire d'honoraires) demander un ajournement jusqu'au printemps 2021, qu'il n'a pas obtenu. La prochaine audience, où sera discuté l'échéancier de ce procès monstre aux 333 témoins attendus, a été renvoyée à fin juillet. Mais sans Nétanyahou, désormais dispensé des audiences «techniques».

«Bibi» comme Berlusconi

C'est la première fois de l'histoire d'Israël qu'un dirigeant est jugé en exercice (Ehud Olmert, le prédécesseur de Nétanyahou condamné pour corruption dans l'affaire Holyland, avait démissionné bien avant la première convocation des juges). Ainsi, avant de se rendre au tribunal, Nétanyahou a conduit comme à son habitude le Conseil des ministres, seul rendez-vous de la journée selon l'agenda officiel… Tel Silvio Berlusconi en son temps, «Bibi» devra désormais jongler entre les affaires de la nation, et les siennes.

Benny Gantz, son ex-rival devenu son «suppléant» au terme d'un accord de gouvernement, le même politicien qui, chantre de l'anti-corruption pendant 500 jours de rude campagne, assurait qu'on ne pouvait mener de front ces deux agendas, s'est fendu d'un piteux communiqué rappelant que le «Premier ministre est innocent jusqu'à ce qu'il soit jugé coupable». Rue de Balfour, devant la résidence du Premier ministre, ses électeurs floués avaient ressorti leur banderole appelant à la démission du «Crime Minister».

Le procès, qui pourrait s'étaler sur deux ou trois ans, doit trancher trois affaires distinctes. Dans la première, Nétanyahou est accusé d'avoir bénéficié d'une «chaîne d'approvisionnement», dixit l'accusation, en produits de luxe (champagne, bijoux, cigares) en échange de petits services (visa, allégement d'impôts) rendus à deux milliardaires.

Dans les autres dossiers, Nétanyahou est accusé d'avoir cherché à peser sur la ligne éditoriale de deux médias (l'un des sites internet les plus populaires et l'un des tabloïds phares du pays) en échange de lucratifs arbitrages législatifs.

«Coriaces»

A ce sujet, donnant un avant-goût de sa défense, Nétanyahou a cité les analyses très favorables à son égard d'Alan Dershowitz, avocat star outre-Atlantique et conseil de Donald Trump durant sa procédure d'impeachment, selon lequel un article flagorneur ne peut constituer un pot-de-vin, sauf à limiter la liberté d'expression…

«En Israël, il n'y a pas de jury, ce sont les juges qui disent les faits et la loi, rappelle Ofer Bartal, l'un des avocats dans l'affaire Holyland. Et ces trois juges, dont Rivkah Fridman-Feldman [qui a condamné Olmert, ndlr] sont coriaces. Les trois affaires sont néanmoins très complexes, et l'on verra sûrement deux procès : un dans les médias, l'autre au tribunal.» Dimanche, dans la chambre 317 comme dans la rue, ils avaient déjà commencé.